Gestes en suspens. Le temps comme matière
du monde dans le cinéma de Jeff Nichols

- Sophie Lécole Solnychkine
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Fig. 1. J. Nichols, Loving, 2016

Fig. 2. J. Nichols, Shotgun Stories, 2007

Fig. 3. J. Nichols, Shotgun Stories, 2007

Fig. 4. J. Nichols, Take Shelter, 2011

Quelles sont, tout d’abord, ces images qui viennent prendre la place d’images plus explicites, plus narratives, et comment s’organise la circulation du sens dans ces cas précis ? Dans Loving, l’accident du fils cadet est résorbé, contenu, pas même dans le hors-champ de l’image, mais plutôt dans ce qui constituerait le pli de l’entre-image. La séquence montre, en montage alterné, deux actions différentes (ce qui est plutôt rare chez Nichols par ailleurs) : la partie de base-ball des enfants et le travail de Richard sur un chantier (fig. 1). Deux accidents s’y produisent de façon concomitante : un sac de ciment tombe du haut d’un échafaudage, l’enfant est renversé par une voiture. La tension dramatique de la séquence prépare le spectateur à l’imminence d’un accident (un enfant avait déjà failli être heurté par une autre voiture quelques instants plus tôt ; la musique s’intensifie), mais en en ménageant la surprise, et surtout, en coupant juste avant que le heurt ne se produise. Nous voyons le sac chuter sur le chantier, puis l’enfant courir. Cut. Le choc contre le véhicule n’est pas montré, il est comme remplacé par la chute du sac, dans une forme de correspondance symbolique entre les deux événements où l’un se substitue à l’autre. Rien d’autre de l’accident n’est visualisé que sa conséquence : lorsque Richard rentre du travail à la nuit tombée, Mildred a préparé leurs bagages, pour retourner vivre à la campagne afin d’éloigner les enfants des dangers de l’existence citadine. Tout le paradoxe de cette séquence tient finalement dans l’impression, fréquente dans le cinéma de Nichols, d’être à la fois confronté à une narration très flottante, tout en assistant à une scène d’action caractérisée.

Le fait d’avoir recours à des objets, comme le sac de ciment dans le cas de cette séquence, pour remplacer un élément significatif que la mise en scène s’autorise à éluder, est une constante dans le cinéma de Nichols et contribue largement à cette sensation de flottement de la narration. Shotgun Stories s’ouvre sur le dos nu de Son (Michael Shannon), pilier de la fratrie Hayes, criblé de cicatrices produites par des impacts de balles. Plus tard dans le film, une séquence éclaire la signification plurielle du titre du film : ces « histoires de fusillades » (shotgun stories) ne sont pas seulement celles (qui finalement n’auront pas lieu, malgré l’armement des deux familles) qui opposeront les deux fratries rivales, ce sont aussi celles dont les collègues de Son colportent les légendes (to tell stories) en racontant toutes sortes d’histoires à propos de la façon dont il aurait, par le passé, été blessé (un cambriolage, une coucherie avec une femme à l’amant jaloux, etc.). La séquence enchaîne un plan montrant l’un des ouvriers de l’entreprise de pisciculture racontant une première histoire expliquant les blessures de Son, avec un plan non raccordé, montrant, plein cadre, des feuilles de nénuphars rongées par des insectes. Si l’image relève probablement des establishement shots, plans à valeur d’indice localisant tournés par la seconde équipe, elle a pour effet paradoxal de délinéariser le récit (on ne sait rien du lieu auquel elle réfère, elle n’est pas motivée narrativement, sa valeur sémantique est faible) tout en opérant une sorte de connexion esthétique liée à la continuité d’un motif qui produit un effet de rime visuelle (le dos de Son criblé de cratères, les feuilles de nénuphars constellées de trous). S’organise alors une forme de correspondance organique entre les deux images (fig. 2). De la même façon, plus loin dans le film, c’est l’irruption d’un autre plan non motivé qui orchestre une brève interruption dans la narration. Il s’agit d’une jardinière contenant des fleurs rouges, aux ramures légèrement animées par le vent. Ce plan se situe à la fin du film, lorsque les fratries endeuillées décident d’enterrer la hache de guerre. Juste après que cette paix a été déclarée, apparaît ce gros plan sur les fleurs rouges. Si celui-ci est bien interruptif, au sens où il suspend la narration, il la prolonge en endossant d’autres régimes de sens. Il faut alors observer comment cette image avait été préparée tout au long du film, par la dissémination d’une multitude d’accessoires rouges (la casquette de Kid, le chandail de John, la chemise fleurie de Boy, le tee-shirt du fils de Cleaman, le sac de John à la fin du film) distribués aux enfants Hayes, toutes fratries confondues (fig. 3). Tout comme les fleurs rouges réunies dans la jardinière, ils peuvent à présent continuer à vivre dans ce terreau commun qu’est la petite ville du Sud des Etats-Unis où ils résident, sans plus avoir à craindre pour leur sécurité et le développement de leurs propres rejetons.

 

Regarder le monde : un « évanouissement de la réalité par ses détails » [6]

 

Il y a, dans le cinéma de Jeff Nichols, et de façon tout à fait prégnante dans ses cinq films, une façon de jouer avec une forme d’indécision quant au rattachement de certaines séquences à la logique immédiate de la progression narrative, ou aux différents régimes de la stase précédemment évoqués. Cela est particulièrement explicite dans un film comme Take Shelter, qui fait de l’oscillation entre réel et non réel (i.e. relevant de la vision ou du rêve) son principe même de mise en scène. C’est dire que l’indécidabilité du statut de ce qui est vu est érigée en système. De là, une forme de flottement (ces séquences indécidables se caractérisent souvent, du moins au début du film, par leur douceur, leur caractère suspensif : attention aux phénomènes atmosphériques, regards tournés vers le ciel, les nuages, la pluie, les nuées d’oiseaux, attention à la dimension sensorielle de l’expérience), qui finit par contaminer l’ensemble du film à tel point que nous hésitons souvent à déterminer à laquelle de ces deux logiques chaque scène va se rattacher. C’est dire, surtout, que le cinéma de Nichols ne cherche pas à faire de ces deux logiques des rivales ou des concurrentes : elles s’interpénètrent, à même l’écriture filmique.

Take Shelter s’ouvre par un plan qui cadre les feuilles d’un arbre bruissant doucement au vent. Un homme, debout devant sa maison, est immobile : il regarde vers le ciel. Un plan le saisit de dos, en légère contre-plongée, confronté à une nuée gigantesque et menaçante. Tandis que la nuée s’épaissit, une pluie jaune, grasse, visqueuse, à la forte présence sonore, commence à tomber. L’homme l’éprouve de la main, puis la goûte de son visage offert (fig. 4). Imperceptiblement, la texture sonore change de régime, devient plus régulière, jusqu’à raccorder avec le plan suivant, un plan rapproché du même homme sous la douche. C’est que le carré de pelouse, sur lequel Curtis reçoit l’eau, déjà fait bac ; la pluie est savonneuse (dans la cabine de douche, les flacons de savon seront du même jaune) ; les mouvements de la tête éprouvant l’eau, de haut en bas, enchaînent les deux moments l’un à l’autre. Les diagrammes sont superposables. Au sortir de la douche, l’homme revêtira les mêmes vêtements que ceux qu’il « portait », ou « portera », c’est-à-dire porte sous la pluie. Impossible de décider si l’une des scènes (celle de la pluie ou celle de la douche) est réelle et l’autre pas, si Curtis imagine simplement cette pluie pendant qu’il prend sa douche. Ces deux moments sont des indiscernables. S’y esquisse, déjà, ce qui fera l’une des grandes originalités du traitement du temps, du temps qu’il fait comme du temps qui passe, dans Take Shelter : leur indécidabilité.

 

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[6] Jean Louis Schefer, Pour un traité des corps imaginaires, Paris, P.O.L, 2014, p. 17.