Gestes en suspens. Le temps comme matière
du monde dans le cinéma de Jeff Nichols

- Sophie Lécole Solnychkine
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résumé

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Qu’a donc pu inventer cette « secte des adorateurs du soleil » qui ne fût déjà dans l’image ? Tout ce que l’instrument a pris en même temps que l’image : le vent, la poussière et le temps qui est entré comme une perturbation météorologique dans le monde des images (Jean Louis Schefer) [1]

En à peine cinq longs-métrages [2], Jeff Nichols s’est imposé comme l’un des réalisateurs les plus prometteurs de sa génération. Héritier du Southern gothic comme du Nouvel Hollywood, son cinéma renoue avec l’ Americana en dressant un portrait du Sud des Etats-Unis qui traverse l’histoire cinématographique. Dans ces films, dont la simplicité narrative n’est qu’apparente, se met en place une esthétique qui déjoue la linéarité des trajectoires en les constellant de moments d’ouverture. L’attention du réalisateur à certains gestes effectués par les personnages, gestes qui se tiennent au seuil du récit (ils sont parfois même absents du scénario, simplement saisis sur le vif : Matthew MacConaughey dans Mud ou Ruth Negga dans Loving tendant leurs visages vers la lumière du soleil, par exemple), renoue avec la puissance élémentaire des objets naturels. Ces plans opèrent alors des trouées dans le récit, qui ont aussi pour effet de ruiner une tentative d’inscription générique des films. Ainsi, si les références au genre sont bien présentes chez Nichols (film-catastrophe, récit d’initiation, science-fiction, biopic, film de procès, etc.), là encore, le geste – cinématographique, cette fois – se suspend. Le cinéaste œuvre à construire du genre une esthétique périphérique : en en refusant les scènes canoniques, il s’en tient à la marge, tout en en renouvelant la dramaturgie autour d’une adresse à la nature.

Dans les cinq films de Nichols, nous sommes confrontés à des images erratiques, à des plans qui, s’ils s’enchâssent dans la continuité du récit, y sont pourtant comme isolés. Ces plans sont souvent très brefs. Pris dans un flux d’images, ils n’interrompent pas le regard au point que la question de leur origine perturbe le spectateur, mais se signalent tout de même à lui en lui indiquant qu’il y a là d’autres choses à voir que le déroulement du récit dans lequel ils se trouvent engagés. Moins discursif qu’organique, caractérisé par la fluidité de sa réalisation, le cinéma de Nichols ne pratique ni l’art de la rupture ni celui du court-circuit. Comment s’organise, alors, la circulation de ces images erratiques ?

Le terme « erratique », s’il désigne ce qui n’a pas de localisation fixe, ce qui est soumis à une forme d’errance, désigne aussi ce qui est déplacé, ce qui se trouve hors de son foyer habituel. Cette double définition semble justifiée pour qualifier le cinéma de Nichols. Ses personnages sont soit en fuite (Mud, Midnight Special), soit confrontés à l’impossibilité de la résidence [3] (Shotgun Stories, Take Shelter, Loving). Ils rejoignent en ce sens la belle définition de l’errance comme « quête du lieu acceptable » [4] donnée par Raymond Depardon. Cependant, par « erratique », j’entendrai aussi dans ce texte, métaphoriquement, les éléments esthétiques qui sont chez Nichols saisis par un dérèglement du foyer, cette fois au sens optique du terme : la focale. Montrés par le biais de très gros plans, des objets, indifféremment naturels ou artefactuels, viennent opérer des trouées dans la diégèse, mettant en errance le mouvement du regard qui en suit le défilement. D’autres images, montrant des scènes altérées par des flous ou des flares, relèvent d’une forme de mise en défaut d’un type de monstration classique. A ces images erratiques je propose de m’intéresser ici, plus précisément aux effets esthétiques qu’elles produisent au niveau de la linéarité du récit cinématographique. Je m’attacherai aussi à la manière dont s’organise, dans le déroulement de la bande-image, le régime d’oscillation entre continuité et discontinuité opéré par ces dérèglements de l’image, et plus particulièrement, comme l’annonce le titre de ce texte, aux effets de perturbation qu’introduisent ces images erratiques dans la représentation du temps. Enfin, en observant ces images pour elles-mêmes, dessaisies de leur entourage immédiat dans la bande-image, je m’attacherai à examiner comment une forme d’insistance du photographique dans le cinématographique me semble à l’œuvre dans le cinéma de Nichols, et comment elle y constitue une forme de stase à hauteur de plan.

 

Gestes en suspens, êtres en suspens

 

Il y a, d’abord, dans le cinéma de Jeff Nichols, une façon de reléguer à la périphérie du récit tout ce qui aurait pu en composer une forme de climax. Dans Loving, par exemple, l’épisode de la célébration du mariage de Mildred (Ruth Negga) et de Richard (Joel Edgerton), ou encore celui de leur victoire à la Cour Suprême, qui pourraient être attendus comme les éléments les plus saillants de la narration, sont certes bien montrés à l’écran, mais si succinctement, d’une façon tellement restreinte, qu’elle manifeste le refus de s’appesantir sur le potentiel pathétique de tels événements et les émotions faciles qu’ils pourraient appeler. Dans Shotgun Stories, la montée en puissance de la violence conduit à l’affrontement entre les deux fratries, dont le plus sanglant met fin aux deux vies de Kid et de Mark. Leur mort est simplement suggérée à l’écran par l’éclat d’une lame de couteau sorti d’une botte, en gros plan. Dans Loving à nouveau, la scène d’accouchement de Mildred élude finalement la naissance, tout comme un simple plan qui montre les ramures d’un arbre laissant passer la lumière du soleil résorbe la deuxième grossesse de Mildred et les premières années de vie du deuxième enfant. Dès lors, si l’on relègue le « principal » à la marge, quelles images met-on au centre ?

Est caractéristique du cinéma de Jeff Nichols cette forme de désengagement d’une narration classique, qui mène à détourner le regard des images attendues pour embrasser d’autres régimes de signification, en accordant l’attention à des éléments qui font sens selon des procédés plus détournés. Le cinéma de Nichols, souvent qualifié de linéaire, mérite ce qualificatif au sens où il refuse explicitement [5] des procédés dramaturgiques qui seraient organisés par une structure classique, ternaire, de la résolution de conflit. Une autre manière de mise en scène s’y installe ; elle développe des formes de continuum, une façon de raconter des histoires qui entremêle moments de brèves saillances narratives et moments d’ouverture, sans toutefois délinéariser totalement le récit. Dans ce contexte particulier, la notion de stase qui nous intéresse subit quelques mutations, que nous allons entreprendre de saisir, sans quoi il faudrait, d’un extrême à l’autre, soit considérer l’entièreté des films de Nichols comme une forme continuée de stase, soit inversement, juger que rien n’y ressortit véritablement à la logique stasique.

 

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[1] Jean Louis Schefer, Du monde et du mouvement des images, Paris, Editions de l’Etoile/Cahiers du cinéma, « Essais », 1997, p. 18.
[2] Jeff Nichols, Shotgun Stories, Lucky Old Sun, Etats-Unis, 2007 ; Take Shelter, Grove Hill Productions/Hydraulx Entertainment, Etats-Unis, 2011 ; Mud (Mud : Sur les rives du Mississippi), Everest Entertainment/FilmNation Entertainment, Etats-Unis, 2012 ; Midnight Special, Warner Bros. Pictures, Etats-Unis, 2016 ; Loving, Big Beach Films/Raindog Films, Etats-Unis, 2016.
[3] Différentes formes temporaires d’abri, disséminées dans la filmographie de Nichols, suggèrent bien que, dans son cinéma, l’habiter lui-même se livre à une forme de suspens : une tente ou un van (Shotgun Stories), un abri anti-tornade (Take Shelter), une maison flottante dans le bayou ou un bateau déposé à la cime d’un arbre par une inondation (Mud), des chambres de motel ou une caverne (Midnight Special) ; enfin, Loving promène les époux Loving de résidence en résidence tant que leur mariage est interdit dans leur Etat d’origine, et se referme sur la construction de leur maison sur cette même terre, dix ans plus tard.
[4] Dans Errance, Raymond Depardon raconte avoir reçu un jour par télécopie un texte signé Alexandre Laumonier, intitulé « Errance ou la pensée du milieu », qui comporte le passage suivant : « L’errance, terme à la fois explicite et vague, est d’ordinaire associée au mouvement, et singulièrement à la marche, à l’idée d’égarement, à la perte de soi-même. Pourtant, le principal problème de l’errance n’est rien d’autre que celui du lieu acceptable ». Présentée par Depardon comme « les mots [qu’il cherchait] » à ce moment-là, cette expression est déclinée tout au long du texte de l’artiste, qui fait sienne cette définition. Voir Raymond Depardon, Errance, Paris, Points, Seuil, 2005, pp. 12-13 et sq.
[5] « Je ne raisonne pas avec l’exposition, le climax et la résolution. Au contraire, j’essaie d’être rigoureux dans les deux premiers tiers et beaucoup plus expérimental dans le dernier tiers, qui est le plus émotionnel » (Jeff Nichols cité par Vincent Malausa, « Take Shelter de Jeff Nichols », Cahiers du Cinéma, n° 674, janvier 2012).