Enjeux oniriques, poétiques et esthétiques
d’une suspension du récit dans Cemetery of
Splendour d’Apichatpong Weerasethakul :
analyse d’une séquence
- Antony Fiant
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Le bas-relief du premier de ces trois plans (qui, rappelons-le, ne subit pas de variation lumineuse) semble relever d’une forme de propagande en plébiscitant l’arrivée de l’électricité à la campagne en présence d’officiels. Il date sans doute d’une autre époque mais témoigne d’une grande attention au peuple de la part des autorités qui contraste avec les deux dormeurs au milieu de leurs affaires au pied du mur, qui sont manifestement des sans-abris. Le second plan se prête aussi au constat social avec cet homme ramassant des détritus, tout comme le troisième avec l’homme endormi sous l’abris-bus, assurément sans domicile lui aussi. L’étonnante affiche publicitaire pour un « Wedding Studio » semble quant à elle inciter au mariage entre Européens et Thaïlandaises (Jenjira est, elle, mariée à un Américain, ce qui ne l’empêche pas d’exprimer à plusieurs reprises son patriotisme).
La prudence avec laquelle nous interprétons ces plans est corrélative aux choix esthétiques de Weerasethakul, qui n’est pas un cinéaste de la prose et du discours. A l’ambiance sonore et aux choix chromatiques, vient s’ajouter la distance appliquée avec des plans très larges où l’humain est réduit à une très petite dimension, le tout révélant un traitement poétique du politique. Le poétique supplante même le politique. Et à suivre le cinéaste, qui a annoncé que ce film-là serait son dernier tourné dans son pays, ce traitement n’est même plus possible en Thaïlande aujourd’hui. Même s’il a contribué à un film collectif présenté en séance spéciale à Cannes en mai 2018 (10 ans en Thaïlande), il cherche à présent, dit-on, à tourner en Amérique latine.
Pour conclure, venons-en à notre unique recours théorique, au livre de Jean Paul Civeyrac Rose pourquoi [6]. Un livre essentiellement consacré au trouble provoqué chez l’auteur par une scène précise du film de Frank Borzage Liliom (1930), et plus particulièrement par la puissance du regard du personnage de Julie (interprétée par Rose Hobart) dans cette scène assimilée à une extase. Le livre prend donc la forme – et c’est tant mieux – d’une bien peu académique analyse de séquence sur 90 pages. Puis, sur les vingt dernières pages, Civeyrac tente de conceptualiser ce qu’il a pu ressentir devant la scène de Liliom en s’emparant du terme d’épiphanies qu’il qualifie d’entrée « de visions brûlantes, d’extases muettes, nues, de trouées hors du flux familier des événements » [7].
Ces quelques mots suffisent à justifier la tentation d’appliquer une telle proposition théorique à la séquence de Cemetery of Splendour, une proposition qui, comme souvent quand elles proviennent de cinéastes, s’avère assez souple.
L’épiphanie est tout d’abord comme « laïcisée » par Civeyrac, rendue à sa définition figurée de manifestation d’une réalité cachée, inscrite dans notre rapport au monde, avant d’être pleinement appréhendée par le biais du cinéma, car
c’est bien dans cette puissance épiphanique que réside pour moi sa poésie la plus haute (...), et sa plus essentielle raison d’être – bien plus, donc, que les performances d’acteurs spectaculaires, les « grands » sujets, les visées sociologico-documentaires (l’incessante injonction au témoignage sur l’époque), les originalités narratives ou les traditionnelles stories à péripéties (ces dernières, devenues quasi hégémoniques par le biais du modèle des séries télévisées […]), les vertus supposées du transgressif (...), ou encore celles de la technique ou de l’Image (...), etc. [8].
Dressant une anthologie personnelle d’épiphanies cinématographiques, Civeyrac remarque qu’elles surgissent le plus souvent dans un état de concentration absolue mais aussi, parfois, dans un état proche – même s’il ne le cite pas – de celui dans lequel nous mettent, je crois, les films d’Apichatpong Weerasethakul. J’ai parlé au début d’envoûtement, on parle souvent d’hypnose, Civeyrac parle de « quasi-"écoute flottante" » et même d’« ennui, d’ensommeillement, de résistance », car « c’est le plus souvent dans ces états extrêmes que la vague épiphanique s’est avérée la plus intense. (...) Comme si, donc, la "grâce" dans toute sa force ne venait que lorsque l’on ne s’attend pas à assister à sa venue, que lorsque l’on ne cherche ni n’attend rien » [9].
La souplesse de la proposition théorique se vérifie à nouveau dans la manière dont Civeyrac décline les possibilités d’épiphanies cinématographiques. Parmi celles-ci, il en est une qui semble correspondre particulièrement à ce qui se joue dans la séquence analysée de Cemetery of Splendour. S’appuyant sur un passage extrait d’un essai d’Heinrich von Kleist, L’Elaboration de la pensée par le discours, dans lequel l’écrivain démontre que les idées exprimées de manière confuse ont bien souvent été pensées de la façon la plus claire, Civeyrac écrit :
Ce savoir, pour un cinéaste – et sans doute pour tout artiste –, ne se formulera donc pas dans des phrases rationnelles mais bien plutôt dans le phrasé, juste en deçà de l’énonciation, dans la naissance d’un murmure, d’un chantonnement, d’une prosodie qui, certes, accueillera ce qui deviendra une parole et un discours, mais qui, dans son battement originel, demeurera toujours bien plus proche de ce qui, en première instance, fait le cœur de l’œuvre [10].
Cette stase ou échappée narrative de dix minutes, souvent sibylline, relève non de la phrase ou de la rhétorique mais bien d’un phrasé qui dit bien sa poétique mais aussi sa musicalité. Et puisque tout cela est affaire de regard (l’ultime chapitre dont est issue cette phrase est titré « Lyrique du regard »), puisque tout est parti pour Civeyrac du regard de Rose, il est difficile de faire autrement que conclure sur le regard de Jenjira qui clôt le film (fig. 17). Ce regard a été annoncé plus tôt dans une scène réunissant dans un parc Jenjira et Keng, jeune médium entrant en contact avec les soldats endormis de l’hôpital (c’est là le troisième personnage d’importance dans le film) et qui, quand Jenjira lui dit : « Je crois que je rêve, je voudrais me réveiller », lui répond : « Il te suffit d’ouvrir grand les yeux. Comme ça ».