Enjeux oniriques, poétiques et esthétiques
d’une suspension du récit dans Cemetery of
Splendour d’Apichatpong Weerasethakul :
analyse d’une séquence
- Antony Fiant
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Fig. 9. A. Weerasethakul, Cemetery of Splendour, 2015
Fig. 10. A. Weerasethakul, Cemetery of Splendour, 2015
Fig. 11. A. Weerasethakul, Cemetery of Splendour, 2015
Fig. 12. A. Weerasethakul, Cemetery of Splendour, 2015
Fig. 13. A. Weerasethakul, Cemetery of Splendour, 2015
Fig. 14. A. Weerasethakul, Cemetery of Splendour, 2015
De plus, au son produit par les pales du ventilateur, assimilables au point d’écoute du potentiel rêveur (lequel prétend plus loin l’entendre durant son sommeil), viennent peu à peu se mêler des sons de l’extérieur, des sons du monde, disons des sons du réel, ceux de grenouilles, de criquets, d’aboiements, de véhicules passant devant l’arrêt de bus, dont l’émission est inassimilable au potentiel rêveur. Ces sons semblent un moment – mais un moment seulement – nous sortir d’une atmosphère léthargique ou onirique, comme pour annoncer un retour progressif au réel, alors qu’on y replonge très vite avec la scène de l’école, certes de manière différente. En effet, après le plan dans le hall du cinéma, si un splendide fondu enchaîné (fig. 9) semble nous ramener au dortoir de l’hôpital, l’ultime plan de la séquence – le plan 10 donc, qui débute par un mouvement de caméra sur le sol, passe par une zone totalement noire avant de se fixer définitivement quand Jenjira allume la lumière (fig. 10) – est assimilable à un rêve de cette dernière dans l’école de son enfance, celle-là même qui a été sommairement aménagée en hôpital pour accueillir les soldats endormis. Il faut préciser ici que dans la scène avec les princesses, Jenjira apprend que l’école a été bâtie sur un ancien cimetière de rois dont les esprits utilisent ceux des soldats pour mener leurs batailles. Ce qui fera dire à Jenjira dans la scène suivante qu’elle comprend mieux pourquoi, jeune écolière, assise précisément à la place occupée maintenant par Itt, elle avait toujours sommeil.
Mais l’assimilation de la scène de l’école à un rêve relève là aussi d’une certaine facilité, du réflexe, de l’automatisme, d’une interprétation ou d’une lecture rationnelle et rassurante. Bref, c’est un peu vite le dire puisque là aussi Weerasethakul sème le doute sur le véritable statut de la scène. Reliée au plan précédent par une continuité sonore, le mouvement de caméra révèle en effet le contenu d’une affiche (fig. 11) quand Jenjira la déplie à l’aide de sa béquille : « Parmi les humains, les plus intelligents sont ceux qui sont disciplinés ». Puis, après le passage dans l’obscurité, une fois la lumière allumée, Jenjira s’assoit sur une chaise, téléphone à son mari :
Chéri ?, dit-elle, je suis la seule réveillée, ici. Je me suis souvenu d’un devoir d’école que j’avais oublié de donner à l’instituteur, il y a des années. Et d’un bizarre animal dans le lac. Aujourd’hui encore, je ne sais pas ce que c’était. Il nageait, libéré de la pesanteur, très sereinement. Maintenant, il flotte dans ma tête et dans mon cœur.
Puis elle raccroche, se tourne vers la classe qu’elle contemple. Le bizarre animal dans le lac évoqué ici fait écho à ce plan des plus énigmatiques situé au début du film (fig. 12) où un nageur escorte une masse informe sous le regard de quatre personnes statiques. En tout cas, la signification du plan restera en suspens puisqu’il clôt la séquence, une scène de conversation diurne entre Itt et Jenjira lui succédant.
A considérer les deux parties de la séquence, comme à considérer les deux personnages, l’interprétation onirique n’est donc jamais avérée. Comme l’écrit Elsa Boyer dans un très beau texte publié dans Trafic :
C’est que le cinéaste n’utilise pas le rêve comme un moyen de perturber voire de renverser la fiction, de compliquer ses enchaînements, il ne sert pas à laisser planer un doute sur les seuils franchis lors de l’endormissement et du réveil. Le trouble est d’un autre ordre, plus diffus, davantage ancré dans les images plutôt que sur un coup de force narratif [4].
Il faut donc plutôt – et les propos du cinéaste cités ci-avant le confirment – considérer la séquence non pas par le biais des personnages mais par celui de l’instance narratrice, Apichatpong Weerasethakul, en véritable illusionniste, opérant effectivement une bifurcation, emportant doucement le spectateur – plus que ses personnages – vers « un autre type d’illusion », sortant délibérément des rails de la narration (la soirée entre Jenjira et Itt) pour mieux croiser rêve et réalité, pour mieux arguer du rêve (au sens de prendre prétexte de) et peut-être surtout pour mieux croiser les pulsions esthétiques avec un regard subrepticement politique.
L’espèce de maillage sonore à l’œuvre dans la séquence trouve son pendant à l’image avec cette fois une contamination plastique, les variations de couleurs des tubes phosphorescents de l’hôpital agissant également et « anormalement » sur deux des trois plans en extérieur, en jouant sur les couleurs primaires, en passant pour l’un d’une dominante bleue à verte (figs. 13 et 14), pour l’autre d’une dominante jaune à rouge (figs. 15 et 16). Variation « anormale » puisqu’à l’évidence, c’est l’étalonnage vidéo numérique qui permet ce traitement colorimétrique.
On peut être plus sensible à la lecture politique qu’à la lecture psychédélique proposée par Cyril Béghin dans sa critique du film pour les Cahiers du cinéma lorsqu’il écrit à propos de la séquence analysée ici et plus particulièrement des plans en extérieur :
C’est un « slow psychedelism », un psychédélisme ralenti qui intensifie la fable politique du film et la transforme en un pur événement visuel qui se soulève et se retire suivant une respiration accordée à la nôtre. (...) Il y a bien un événement au cœur de Cemetery of Splendour, le débordement des couleurs et avec elles, la léthargie qui semble s’étendre aux dimensions de la ville ou peut-être du pays [5].
Afin d’étayer quelque peu la fable politique, revenons sur les trois plans d’extérieur en commençant peut-être par rappeler le contexte de la réalisation du film. En effet, en mai 2014, suite à un putsch orchestré par le commandant en chef de l’Armée royale thaïlandaise, le pays connaît son énième coup d’Etat et entre dans une période de retour à la discipline (celle de l’affiche dans l’école ?) et de forte répression dont le film porte discrètement mais sûrement la trace, et ce dès les premiers plans avec des militaires supervisant des travaux aux abords de l’hôpital. La léthargie qui habite les trois plans d’extérieur (Elsa Boyer parle même d’« endormissement des images ») peut être effectivement vue comme celle de la ville ou du pays, marquant un retour à l’ordre et au calme. Avant le coup d’Etat de 2014, le pays avait connu six mois de manifestations contre le gouvernement élu de l’époque afin de dénoncer la corruption et de réclamer des réformes. Si aucune présence militaire n’est à signaler dans ces trois plans, on peut aisément leur attribuer, au risque de la surinterprétation, une dimension si ce n’est directement politique, en tout cas sociale.