Virginia Woolf, Abbas Kiarostami :
extase du moment d’être

- Adèle Cassigneul
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Fig. 2. A. Kiarostami, « La lune et le lagon »,
Five, 2003

Fig. 3. V. Woolf, « Reflet dans le bassin,
Monks House »

Fig. 4. V. Woolf, « John Lehman
et Virginia Woolf à Monks House »

Cela nous mène, enfin, au moment d’être qui, selon Woolf, retranscrit une extase sensuelle, un ravissement à la puissance affective surréelle. C’est un moment de révélation qui implique un choc existentiel, une commotion qui ouvre les sens et l’esprit à la trouvaille et à l’invention. « D’une certaine manière, c’est ou cela sera une révélation ; c’est le témoignage d’une chose réelle au-delà des apparences ; et je la rends réelle en la traduisant par des mots », explique l’écrivaine [21]. Ce choc, qui est une saisie instantanée, mène à l’écriture de scènes qui se détachent, en suspens – « des moments d’être incluant chaque fois un cercle de la scène qu’ils découpaient : le tout ceint d’un vaste espace » [22]. A travers la perception directe d’un réel prégnant, le moment d’être permet à l’écrivaine d’explorer et d’« exposer la face cachée des choses » [23], pour reprendre le mot de Kiarostami. Traversée des apparences, il est à la fois épiphanie secrète – telle est l’intimité impliquée par le punctum barthésien – et recréation artistique ; un phénomène qui surgit dans l’ordinaire des jours, la contemplation d’une surface d’eau par exemple, pour révéler, par l’image (même quand celle-ci se compose de mots), son insondable et ineffable puissance transformative.

 

L’ex-stase du miroir d’eau : matière à réflexion

 

L’étendue ondoyante des flots est une surface réfléchissante, elle est l’eau-écran décrite par Thouvenel, qui déploie une infinité d’images et s’apparente par là au dispositif cinématographique [24]. Cette surface est cadrée, par les bords qui la délimitent ainsi que par le cadrage d’un regard qui scrute (celui du regardeur, du photographe ou du cinéaste). Délimitant un champ de vision, elle détermine un chronotope, soit le temps et le lieu de l’observation qui conditionnent l’apparition des images. Chez Kiarostami, la lune claire (dé)voilée par les nuages ondule à la surface de l’eau chahutée par la pluie et le vent (fig. 2). Chez Woolf, une pancarte blanche aux lettres éclatantes se détache sur l’onde sombre, « ondoy[ant] comme un linge » [25]. Il y a quelque chose de ludique et de léger, car fugitif et immatériel, dans le caché-montré de l’un et la diffraction colorée de l’autre [26]. La surface calme et stagnante de l’eau s’impose comme un espace spéculaire où les images évanescentes et illusoires qu’il renvoie questionnent davantage qu’elles n’affirment. Elle est cette « simple pellicule sous laquelle roulait une vie aquatique profonde, tel un esprit qui songe et médite » [27].

Il est à noter que les albums woolfiens sont ponctués de clichés de l’étang de Monk’s House, capturant des images reflétées à leur surface (fig. 3). On trouve également des photographies de l’écrivaine assise au bord du bassin où son image se reflète (fig. 4). Le plan d’eau est tour à tour transparent et réfléchissant, profondeur trouble et surface miroitante. L’image-miroir joue le rôle d’interface, à la fois relais du visible (elle donne à voir) et écran, « cache » (fragment détaché d’un tout) qui à la fois révèle et occulte [28]. Comme dans la nouvelle et ailleurs dans l’œuvre woolfienne (dans Entre les actes par exemple), sa puissance de suggestion est irrésistible, vecteur de fabulation. « On s’approchait de l’étang, on écartait les roseaux pour voir plus profond, par-delà les reflets, les visages, les voix, jusqu’au fond » [29]. Chez Woolf, contempler un espace dans sa profondeur insondable s’envisage comme l’avènement d’un moment de pensée. La fascination scopique bascule dans la réflexion alors que l’œil fait face à un univers spectral et onirique qui, fixé par le cadre de l’étang, n’en déploie pas moins ses « pensées liquides » [30].

La dimension réflexive et spéculaire des deux œuvres a notamment trait à la dynamique fixe-animée qu’elles explorent. Dans Five, comme déjà dans ses installations Sleepers ou 10 minutes older en 2001, Kiarostami joue sur l’« interdépendance structurelle » [31] qui relie photographie et cinéma, ainsi qu’il l’avoue à Michel Ciment :

 

Les mises en scènes simples et immobiles sont en réalité comme la photographie. Quand il s’agit d’une mise en scène plus complexe, avec une caméra qui bouge, c’est encore de la photographie, mais en mouvement. Le viseur fonctionne comme un simple appareil photographique [32].

 

Et d’ajouter : « Pour moi créer une continuité tout en restant immobile est plus créatif et varié » [33]. Entre photo, poésie et cinéma, sa vue nocturne La lune et le lagon combine l’arrêt de la contemplation et le mouvement de l’émotion pour libérer le cours de l’imagination. Quelque chose retient l’attention, mobilise les sens et invite à l’interaction : c’est « le paysage lui-même qui m’invite à m’arrêter et à l’enregistrer sur pellicule » [34]. Le cinéaste cherche à « redonner aux choses toute leur valeur originelle perdue grâce à [ses] questionnements » [35]. Accueillant le hasard, enregistrant par l’image sa rencontre, le cinéaste figure une beauté convulsive, un mouvement capté dans sa dynamique fixe-animée. Saisie en un plan fixe, La lune et le lagon donne à voir un double mouvement de contraction – la condensation soudaine d’intensités émotives (l’apparition-disparition de la lune, l’orage, la variation des cris d’oiseau, de chiens et des grenouilles) – et de dilatation – la « célébration de l’infinitude du temps » [36] en 15 min. Telle est l’extase du moment d’être, sa fugacité signifiante, que l’on retrouve dans les haïkus et les photographies du cinéaste tout autant que dans les instantanés et la nouvelle de l’écrivaine

 

L’ordinaire sublime des espaces vides

 

Woolf comme Kiarostami ne cherchent rien à raconter. On trouve bien quelques embryons narratifs dans leurs œuvres, à l’image des saillies bourgeonnantes des haïkus qui ne captent rien d’extraordinaire mais consignent plutôt ce que Deleuze, après Bergson, nomme des schèmes sensori-moteurs : les « situations optiques et sonores pures » de la banalité quotidienne. Et davantage, lorsqu’ils s’arrêtent pour contempler leurs miroirs d’eau, les deux artistes, devenus voyants, rendent comptent de l’« ordinaire sublime » dont Deleuze parle à propos des paysages, des espaces vides de Yasujirō Ozu. « Je me retrouve dans une situation optique et sonore pure, je regarde le paysage vide », souligne le philosophe [37]. Ainsi, dans l’esquisse woolfienne comme dans le « film en un mot » [38] de Kiarostami, nous contemplons l’ombre des eaux profondes, des images peuplées de sons – les voix aquatiques chez Woolf [39], le chœur animal chez Kiarostami –, « la réserve visuelle et sonore des événements dans leur justesse » [40].

Ecrivant le moment de contemplation, Woolf travaille la plasticité de son fameux flux de conscience, « cette matière fluide, flottante, insaisissable, cette poudre, ce chaos de sentiments, de réminiscences, d’images ou de débris d’images » [41]. Elle écrit l’inscription du regard qui détache une vue ainsi que la vie d’une conscience percevante. Assis comme le narrateur anonyme au milieu des joncs, nous observons ses images pensives, des images qui donnent « quelque chose à la pensée par le visible, par sa forme particulière de visible, et qu’elle est seule à pouvoir lui donner » [42]. « L’œil a besoin d’aide », précise l’écrivaine dans « Le Cinéma ». Il a besoin de l’aide de l’esprit. Et conjoints, l’œil et l’esprit peuvent prendre conscience que ce qu’ils contemplent « a désormais une qualité qui diffère de la simple photographie de la vie. Cela n’est pas plus beau (…) mais osons plutôt dire plus réel, ou avec une qualité de réel qui n’est pas celle que nous percevons dans la vie quotidienne » [43]. A force d’observer fixement ce qui est donné à voir, quelque chose du réel se décolle pour s’ouvrir à une rêverie qui transcende l’ordinaire et c’est cet effet de sur-réalité, fruit de la captation d’un réel et du regard pensif qui le saisit, que l’on éprouve plongés que l’on est dans la « Fascination de l’étang ».

 

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[21] Virginia Woolf, « A Sketch of the Past », Moments of Being, New York, Harcourt, 1975, p. 72. Ma traduction.
[22] Ibid., p. 79.
[23] Abbas Kiarostami, « Around Five : le Making of », Five, Op. cit., 2003.
[24] Eric Thouvenel, Les Images de l’eau dans le cinéma français des années 20, Op. cit., pp. 152-153.
[25] Virginia Woolf, « La Fascination de l’étang », Op. cit., p. 209.
[26] « Le centre des eaux reflétait le placard blanc et, lorsque le vent soufflait, le centre de l’étang semblait couler et ondoyer comme linge qu’on rince. On retrouvait dans l’eau les grandes lettres rouges qui formaient ROMFORD MILL. Il y avait une touche de rouge dans le vert qui ondoyait jusqu’aux rives », Ibid., p. 209.
[27] Ibid., p. 209.
[28] « Les limites de l’écran ne sont pas, comme le vocabulaire technique le laisser entendre, le cadre de l’image, mais un cache qui ne peut que démasquer une partie de la réalité ». André Bazin, « Peinture et cinéma », Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Cerf, 1976, p. 188.
[29] Virginia Woolf, « La fascination de l’étang », Op. cit., p. 209.
[30] « Bien des gens avaient dû y venir au fil de leur vie, au fil des âges, laisser tomber une pensée dans l’eau, lui poser une question, comme on le faisait soi-même en ce soir d’été. Peut-être était-ce le secret de sa fascination : il retenait dans ses eaux toutes sortes de rêves, de plaintes, de confidences, non pas imprimés ou dits à voix haute mais à l’état liquide, flottant les uns sur les autres, presque désincarnés » (Ibid., pp. 209-210). Pour une analyse plus globale du motif woolfien, voir Adèle Cassigneul, Voir, observer, penser. Virginia Woolf et la photo-cinématographie, Op. cit., pp. 232-238.
[31] Laurent Guido, « Les saccades paradoxales du nouvel "inconscient optique" », dans Fixe/Animé. Croisements de la photographie et du cinéma au XXe siècle, Lausanne, L’Age d’Homme, 2010, pp. 21-22.
[32] Abbas Kiarostami, Entretien avec Michel Ciment, Abbas Kiarostami. Photographies, Paris, Hazan, 1999, pp. 5-6.
[33] Ibid., p. 19.
[34] Ibid., p. 12.
[35] Abbas Kiarostami, « Around Five : le Making of », Five, Op. cit.
[36] Ibid.
[37] Gilles Deleuze, « Sur Ozu », Vérité du temps, Cours n° 53 du 24 janvier 1984 (consulté le 17 décembre 2020).
[38] Abbas Kiarostami, « Around Five : le Making of », Five, Op. cit.
[39] Ces voix se déploient tout au long du troisième paragraphe de la nouvelle : « Parmi toutes ces pensées liquides, certaines semblaient faire masse, former des personnes reconnaissables – l’espace d’un instant ». Virginia Woolf, « La fascination de l’étang », Op. cit., p. 210.
[40] Gilles Deleuze, « Sur Ozu », Op. cit.
[41] Edouard Dujardin, Le Monologue intérieur. Son apparition, ses origines, sa place dans l’œuvre de James Joyce, Paris, Editions Messein, 1931, p. 45.
[42] Régis Durand, Le Regard pensif. Lieux et objets de la photographie, Paris, La Différence, « Les Essais », 2002, p. 11.
[43] Virginia Woolf, « The Cinema », art. cit., pp. 54-55. Ma traduction.