Virginia Woolf, Abbas Kiarostami :
extase du moment d’être

- Adèle Cassigneul
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résumé

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Fig. 1. Louis Lumière, « Baignade en mer », 1895

Les flots, les flots

 

On reconnaît dans La Baignade en mer ou A la Ciotat, merveilleuse vue n° 11 du catalogue Lumière saisie à l’été 1895 [1], « la puissance dramatique de la vue en un seul plan qui laisse l’événement évoluer librement dans le temps » [2], la fixité d’un cadre qui arrête un instant le regard pour lui faire éprouver l’action silencieuse du monde (fig. 1). Soit les sauts répétés des cousins dans les flots ou l’infatigable ressac et ses boucles de vagues. Ainsi, en son enfance, le septième art déploie déjà ses images fluides, expose ses moments d’être.

Et cette vue-là, dans son tremblé qui révèle le réel tel qu’il a été perçu, tout autant que la Barque sortant du port (1897) ou Barque en mer (1896), est celle que je vois lorsque Virginia Woolf décrit sa contemplation d’une actualité présentant « le yacht de Sir Thomas Lipton » dans son article « Le Cinéma » publié en juin 1926.

 

Alors que nous regardons le bateau sur les flots et les vagues qui se brisent, nous avons le temps d’être pleinement attentif à leur beauté mais aussi d’enregistrer cette curieuse sensation – la beauté va perdurer et elle prospèrera qu’on la contemple ou non. On nous dit que tout cela s’est passé il y a des années. Nous contemplons donc un monde qui a été englouti par les vagues [3].

 

On retrouve ici la splendeur des vues Lumière : la clarté photogénique de l’eau qui éblouit, la puissance vivante de sa beauté et le rayonnement émouvant du chaos des vagues. L’intrigue réduite à sa plus minimale expression dévoile une réalité sensible. Woolf souligne la primauté de l’expressivité de l’image. Les flots sont déjà présents comme matériau plastique suggestif. Et l’écrivaine de poursuivre : « Mais les hommes de cinéma ne se satisfont pas de telles ressources comme le passage du temps et la suggestivité qu’offre la réalité » [4]. Son article est un manifeste littéraire.

Dans son étude sur les images de l’eau dans le cinéma des années 1920, Eric Thouvenel remarque que le muet tend à utiliser les flots et la lumière comme des « phénomènes strictement optiques qui ont pour fonction de provoquer des moments de stases dans le récit (quand récit il y a) » [5]. Il me semble que, pour sa part, Woolf capture dans ses phrases un moment d’ex-stase, dans le sens de Maurice Blanchot lorsqu’il parlait à propos de Proust des « extases du temps » [6], soit d’une durée complexe, différentielle, qui fait cohabiter un ça-a-été irrécupérable, un être-là présent et une imminence à naître sous nos yeux, à l’avant de soi.

En effet, dans le présent de la projection, à travers l’événement représenté, l’image s’ouvre à la simultanéité de ce que Deleuze appelle des « pointes de présent » [7], c’est-à-dire à la présence simultanée d’un présent du passé (« un monde qui a été englouti par les vagues »), d’un présent de présent (« Alors que nous regardons ») et d’un présent de futur (« la beauté va perdurer »). L’image offre à la vue un temps au battement paradoxal, le temps désynchronisé de l’affect (« cette curieuse sensation »).

Tel est l’effet de saillie et d’expansion particulier au moment d’être que je propose d’étudier dans « La Fascination de l’étang » [8] de Woolf et La lune et le lagon [9] d’Abbas Kiarostami afin de voir en quoi, à travers l’extase – ses instants suspendus qui, dans l’arrêt de leur sidération, transportent –, les artistes s’engagent avec le réel dans sa concrétude la plus élémentaire, sa poéticité évocatrice et une pensivité qui recèle quelques secrets poéthiques.

Mais d’abord, quelques brefs mots sur ce qui réunit Virginia Woolf et Abbas Kiarostami.

 

Entre-tient

 

« Il faut de l’autre », affirme François Jullien, « donc à la fois de l’écart et de l’entre, pour promouvoir du commun » [10]. Les œuvres de Woolf et de Kiarostami se donnent sous le régime productif de l’écart – un écart temporel, dans l’enjambement des siècles, et géographique, entre l’Orient et l’Occident – et de l’entre, notamment à travers l’entre-tient intermédial qu’elle cultivent, à la charnière entre les textes et les images. En miroir l’une de l’autre, la nouvelle et la vue se construisent dans l’altérité et explorent leur propre étrangeté pour ouvrir un espace de réflexivité.

Les deux auteurs partagent un même motif, un même héritage esthétique et poétique, et une même démarche intermédiale aux accents expérimentaux qui, alliant littérature, photographie et cinéma, mettent leur œuvre en tension. Tous deux témoignent du même attrait pour les miroirs d’eau : un étang frangé de joncs dans l’esquisse de la romancière britannique, un lagon sous la lune dans la courte variation en plan fixe du cinéaste iranien.

Qu’ont donc exactement Woolf et Kiarostami en commun ?

Une pratique photographique assidue. Depuis l’enfance (elle naît en 1882), Woolf est amatrice de photographie et photographe amateur. En témoignent ses sept albums de Monk’s House, composés au fil des ans jusqu’à sa mort en 1941. Sa pratique est vernaculaire, soit domestique et familiale, sans ambition artistique avérée [11], contrairement à Kiarostami qui pratique la photographie en artiste, notamment celle de paysage depuis le début des années 1980 [12], laquelle finira d’ailleurs par s’immiscer dans son travail filmique jusqu’à le conditionner (je pense à Roads of Kiarostami [13]). Je qualifierais leur pratique photographique d’existentielle. Elle met en lumière un vécu concret et personnel, qu’il soit tourné vers des expériences quotidiennes pour Woolf ou la rencontre avec un environnement naturel pour Kiarostami.

A l’image fixe, s’ajoute évidemment l’image-mouvement, ou plutôt le cinéma des origines. Le 9 janvier 1897 (elle a 15 ans), Woolf note dans son journal qu’elle est allée à l’ « Animatograph » [14]. Le cinéma l’intéresse en tant que forme expressive, que potentialité. Attentive à ses évolutions au début du XXe siècle, elle y puise des ressources pour sa production littéraire, notamment le montage et la plasticité à la fois formelle et temporelle qu’il permet [15]. Dans Dinner for One, courte vue tournée pour Lumière et Compagnie en 1995 [16], Kiarostami célèbre pour sa part le cinéma Lumière à l’occasion de son centenaire et marque là son attachement au cinématographe.

Par ailleurs et de manière inattendue, les deux artistes ont en partage l’imagisme du haïku, celui porté par le poète Ezra Pound et repris en 1929 par S. M. Eisenstein dans « Le Principe du cinéma et la culture japonaise ». Evoluant dans les cercles modernistes et publiant une prose poétique aux accents imagistes, Woolf connaît le japonisme régnant au début de son siècle. Ses esquisses expérimentales telles que « Lundi ou Mardi », « Bleu & vert », « Une maison hantée » ou « La Marque sur le mur » [17] témoignent de ses expérimentations poétiques sur le devenir-image de sa prose, la forme parfois très brève lui permettant d’abandonner la narration traditionnelle pour cultiver le pouvoir expressif et imageant des mots. L’anti-narration propre au haïku est également familière à Kiarostami. Il en pratiquait l’art avec virtuosité [18]. Pour Pound, l’image poétique découle d’une perception directe de la réalité et capture dans l’instant un complexe à la fois mental et émotionnel [19]. C’est un art de la saisie qui permet, entre prise et déprise, la découverte d’instants attrapés au vol. « Voilà le sublime de l’image » remarque en ce sens Kiarostami à propos de ses photographies, « cette composition totalement imprévue et totalement construite » [20].

 

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sommaire

[1] Voir le catalogue en ligne (consulté le 17 décembre 2020).
[2] Philippe Ragel, Le Film en suspens. La cinéstase, un essai de définition, Rennes, PUR, « Spectaculaire-Cinéma », 2015, p. 143.
[3] Virginia Woolf, « The Cinema », The Crowded Dance of Modern Life, Londres, Penguin, 1993, p. 55. Ma traduction.
[4] Ibid., p. 55. Ma traduction.
[5] Eric Thouvenel, Les Images de l’eau dans le cinéma français des années 20, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Spectaculaire-Cinéma », 2010, p. 151.
[6] Maurice Blanchot, « L’expérience de Proust », Le Livre à venir, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1959, p. 22.
[7] Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, Paris, Minuit, « Critique », 1985, p. 130.
[8] Virginia Woolf, « La fascination de l’étang », La Fascination de l’étang, texte traduit par J. Kamoun, Paris, Seuil, 2013.
[9] Abbas Kiarostami, Five, Iran, 2003.
[10] François Jullien, L’écart et l’entre. Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité, Paris, Galilée, « Débats », 2012, p. 72.
[11] Voir Adèle Cassigneul, « Betwixt and Between : Virginia Woolf and the Art of Craftsmanship », Etudes Britanniques Contemporaines, n° 54, 2018 (consulté le 17 décembre 2020).
[12] Voir Philippe Ragel, L’Arbre, « Correspondances Abbas Kiarostami – Philippe Ragel, Lettre n°2 », Entrelacs, n° 6, Toulouse, 2007, p. 15 (consulté le 17 décembre 2020).
[13] Abbas Kiarostami, Jādeh hā-ye Kiārostami, Abbas Kiarostami Productions, 2006.
[14] Virginia Woolf, A Passionate Apprentice. The Early Journals 1897-1909, texte établi par M. A. Leaska, Londres, The Hogarth Press, 1990, p. 9.
[15] Voir Adèle Cassigneul, Voir, observer, penser. Virginia Woolf et la photo-cinématographie, Toulouse, Presses universitaires du Midi, « Lettres et cultures », 2018.
[16] Ensemble de 41 films de 50 sec. tournés par 41 cinéastes différents pour célébrer les 100 ans du cinéma au 46e festival de Berlin.
[17] On retrouvera ces nouvelles dans Virginia Woolf, Romans & nouvelles, Paris, Le Livre de Poche, « La Pochothèque », 1993.
[18] Abbas Kiarostami, Avec le vent, textes traduits par N. Tajadod et J-C. Carrière, Paris, POL, 2002.
[19] Peter Jones (ed.), Imagist Poetry, Londres, Penguin, 2001, p. 18.
[20] Massoumeh Lahidji et Françoise De Maulde, « Conversation avec Abbas Kiarostami », dans Abbas Kiarostami, Pluie et vent, Paris, Gallimard, 2008, p. 182.