Suspensions du Tramway
- Anne-Lise Blanc
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Aussi trouve-t-on souvent de furtives évocations où sa présence apparaît discrète quoique encadrante :

 

      respirant les senteurs des pins et des figuiers mêlées à quoi s’ajoutait, à l’époque des vendanges, celle, épaisse et un peu gluante, du moût en fermentation qui imprégnait l’air immobile et tiède de l’été moribond où, au crépuscule, passaient dans l’allée les charrettes chargées des dernières comportes avec, à l’arrière, les petites cueilleuses impubères dont les jambes pendantes dorées par le soleil et tachées de mauve par les raisins se balançaient comme une frange couleur de fleurs et de rires [25].

 

Dans cet exemple, l’effacement du sujet et du temps (par le participe présent et la tournure passive en particulier) permet à Claude Simon de s’ouvrir à la captation sensorielle la plus complète de ce qui passe et d’exprimer ce qu’il cherche depuis Le Vent au moins : « non pas le souvenir toujours rangé quelque part dans ce fourre-tout de la mémoire, mais, abolissant le temps, la sensation elle-même, chair et matière, jalouse, impérieuse, obsédante » [26].

D’autres souvenirs, plus récents, donnent également lieu, dans Le Tramway, à des stases romanesques dont la part fictionnelle apparaît plus explicitement. Elle s’explique par les circonstances. Le narrateur, malade, est hospitalisé et pour diverses raisons (il est coincé dans son lit, promené d’un service à l’autre de l’hôpital sur un fauteuil roulant dont il ne commande pas la marche, ou étourdi par la fièvre), il ne perçoit plus le monde que très partiellement, par fragments dont il ne peut au mieux qu’imaginer le sens. Réduit à observer un monde qui lui reste en partie énigmatique, il complète ce qu’il en aperçoit, formule des hypothèses qui soulignent son immobilité et justifient les circonvolutions du récit. Le narrateur revient à plusieurs reprises autour de motifs dont il n’identifie pas assurément la nature ou le sens : l’étrange activité du tensiomètre électronique, le « masque flou et rose » [27] de la tête de femme qui repose sur un oreiller disposé en as de carreau ou encore le manège régulier du couple qui se retrouve au crépuscule (sur le balcon situé en face de la fenêtre de sa chambre d’hôpital) et dont il tente d’interpréter la pantomime. Parfois même, il raccorde plusieurs bribes d’un réel extérieur entraperçu pour forger en pensée une scène dont l’image rémanente lui permet d’évoquer en filigrane ses propres figures absentes.

Ainsi, lors d’un déplacement en fauteuil roulant, le corps contraint mais l’esprit libre, il tente de rattacher des « paroles entendues au vol » à la rencontre de trois jeunes gens portant des fleurs :

 

[…] cette voix de femme prononçant derrière moi, juste au moment où le grand mulâtre poussait mon fauteuil roulant au-dehors ces quelques mots : « ... si belle au milieu de toutes ces fleurs ! » qui ne pouvaient logiquement, dans un tel lieu (un hôpital) que faire allusion à une morte reposant à la morgue dans une profusion de roses et de chrysanthèmes : quant à savoir s’il existait un lien entre cette morte et les bouquets portés par les trois jeunes gens à la vive démarche cadencée, seul le mot « fleur » pouvait le permettre […] [28].

 

Plus tard dans le texte, le narrateur reprend la collusion entre fleur et mort pour évoquer la dépouille absente de sa mère disparue. On le voit, ce qui l’intéresse, c’est moins la probabilité de congruence entre la fiction qu’il élabore et l’inconnaissable réel dont elle émane que le vif jeu des sources multiples qui suscite cette élaboration, le pouvoir qu’y prennent les mots et leurs répercussions. Des mots qui, détachés, comme les stases du texte, finalement, mais à une autre échelle, s’ouvrent à divers sens possibles via un dispositif d’abord incalculé. Dans Le Vent déjà, le narrateur simonien, qui n’a cessé ensuite d’éprouver l’énergie que peuvent contenir des lambeaux de texte quels qu’ils soient, remarquait combien dans une « feuille déchirée » de journal ayant « servi à envelopper la botte de poireaux », « par la magie de quelques lignes tronquées, incomplètes, la vie reprend sa superbe et altière indépendance ». Cette puissance d’un verbe libéré de la nécessité de « relier, coller tant bien que mal ensemble, de façon à les rendre comestibles, [d]es fragments éphémères et disparates » [29], c’est assurément ce qui occupe le narrateur simonien dans son récit dont les stases se déploient manifestement au mépris de l’enchaînement des événements. Claude Simon aime d’ailleurs à définir sa poétique romanesque comme une poétique qui s’efforce non de relier mais d’englober des éléments disparates (émotions, images sensations…) susceptibles de surgir simultanément dans l’expérience. Il se réfère volontiers alors à l’expérience effusive que fait Emma à l’instant de sa mort dans Madame Bovary, comme dans cet entretien où il cite Flaubert :

 

Tout ce qu’il y avait en elle de réminiscences, d’images, de combinaisons, s’échappait à la fois, d’un seul coup (comme les mille pièces d’un feu d’artifices). Elle aperçut nettement et par tableaux détachés, son père, Léon, le cabinet de L’Heureux, leur chambre là-bas, un autre paysage, des figures inconnues ». Comme vous voyez, il introduit là pour la première fois dans le roman les notions de simultanéité et de discontinuité : « à la fois » et « par tableaux détachés ».

 

Dans le même entretien, Claude Simon oppose au miroir stendhalien promené le long du chemin l’image d’une « glace fixe où se reflète en même temps tout ce que l’on a à dire » [30]. On le voit bien, il ne renonce pas à l’idée d’une littérature romanesque qui réverbère le réel mais cette expression (« glace fixe ») et le choix du terme ambivalent de glace (ni vitre ni miroir mais peut-être les deux) rappelant tous les dispositifs romanesques (ils sont nombreux) qui, chez Simon, mêlent les qualités de réflexion du miroir et la transparence de la vitre, désignent explicitement le désir d’exprimer non seulement la simultanéité, mais encore la superposition ou au moins la coexistence de mondes distincts. Un vœu qui trouve à s’accomplir tout particulièrement dans les stases du récit qui, flottantes et suspendues, à la fois soutiens et écarts, remplissent bien souvent une fonction de traverse.

 

Poétique de l’entre-deux dans une des stases du Tramway

 

Parmi les stases du Tramway, l’évocation de la plage mondaine [31] qui couvre deux pages assure particulièrement bien cette fonction. La scène renvoie à un moment où le narrateur adulte qui vient d’être mobilisé se sent assurément à l’une des croisées de chemins de sa vie : il observe à distance, lové dans le creux d’une embarcation, tandis que le crépuscule point et que la nuit s’installe, l’activité qui émane du monde et en particulier de cette plage.

 

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[25] T, p. 108.
[26] Claude Simon, Le Vent, Op. cit., p. 175.
[27] T, p. 26.
[28] T, p. 116 puis p.115.
[29] Claude Simon, Le Vent, Op. cit., p. 175.
[30] « Document. Interview avec Claude Simon », par Bettina L. Knapp, Kentucky Romance Quaterly, vol. 16, n° 2, Lexington (Kentucky), 1969, (pp. 179-190) p. 185. Voir Gisèle Séginger, « Le Flaubert de Claude Simon », Flaubert, n° 18, 2017 (consulté le 17 décembre 2020).
[31] T, pp. 55-58.