Ainsi trouve-t-on des stases chez Simon dès Le Vent. Par exemple dans cette scène où Montès rejoint Rose à l’improviste :
[…] et la trouva là, penchée au-dessus du seau, en train de tordre la serpillière mouillée et par l’ouverture de son corsage il me dit qu’il pouvait voir la sueur perlant dans le creux blanc, nacré, entre la naissance de ses seins, et cette robe à fleurs violettes et jaunes dont le fond noir n’était pas exactement noir mais de ce vert sombre que prennent ces sortes de tissus bon marché en se fanant, et sous chaque aisselle deux larges demi-lunes couleur d’encre, et sous l’étoffe flasque et usée ce quelque chose d’inusable, d’indestructible, comme la paisible invincibilité de la pierre mutilée et polie par le temps, la fatigue, mais impossible à abattre. Et il me raconta qu’il pouvait sentir, respirer toute cette chair de femme, et percevoir la secrète pulsation du sang sous la peau transparente aux fines veines bleues, et encore l’éclatante lumière de midi pénétrant par la fenêtre ouverte, avec le vent qui faisait battre le rideau de fausse dentelle, comme si lumière et vent n’étaient qu’une seule et même chose, ou plutôt une absence de quelque chose : le vide, le néant, une sorte d’éblouissante vacuité au sein de laquelle il avait l’impression de se tenir, dépouillé, décharné, et même plus que décharné : désincarné, réduit à sa plus simple expression, c’est-à-dire même pas son squelette, même pas quelques os : un clou rongé, une brindille, rien, et au-delà de la femme dont la silhouette à contre-jour mordait en sombre sur le rectangle lumineux, au-delà des branches balancées du platane, il pouvait encore voir le terre-plein inondé de soleil, comme une sorte d’écran lumineux, jaune clair et flou sur lequel de petites taches floues aussi se déplaçaient […] [10].
Voilà un magnifique exemple d’épiphanie romanesque comme en observe Dominique Rabaté dans le roman moderne [11], un instant « à la fois prosaïque et magique », dilaté par une subjectivité singulière et dont l’expansion prend sens non en regard de sa nécessité dramatique mais dans son déploiement poétique ; une « apparition dans la lumière » (c’est étymologiquement le sens d’épiphanie) et dont le sens pourtant n’est rien moins qu’évident. Dominique Rabaté observe en effet que les épiphanies, d’insulaires moments de jouissance et de contemplation qu’elles étaient dans la période romantique, deviennent dans les romans modernes des instants plus ambigus, des « moments mystérieux et non programmés qui adviennent au héros sur le mode de la surprise, dans une passivité particulière où quelque chose se donne à lui » [12].
Et, en effet, ce qui caractérise la stase dans cette scène désignée un peu plus loin dans le texte comme une « sorte de vide où ils se tenaient tous deux, de coque creuse » [13], c’est son caractère flou. Mal bornée, par le récit qui l’aborde sans transition et par la syntaxe qui s’étire en une série d’indépendantes coordonnées, elle est à la fois immobile si l’on considère le figement des figures humaines aussi mutiques que statiques (l’une est comparée à la pierre et l’autre à « un clou rongé, une brindille ») et mouvante non seulement en raison de l’oscillation du cadre qu’animent le soleil, le battement du rideau, les « branches balancées du platane », mais encore en raison des mouvements plus secrets que sont les accommodations du regard de Montès qui perce, détaille, englobe ou voit de loin.
Elle révèle aussi, sous l’apparente inertie d’un être dont on ne sait trop ce qu’il cherche, qui est en position d’écoute ou d’observation et qui semble réduit à un « état de cadavre » [14], la mobilité d’une relation au monde indécise où le sensible l’emporte sur l’intelligible. Ce dont rend bien compte la multiplication des plans et l’absence de fonction explicite de cette scène dans le roman. Elle redouble et manifeste ainsi l’ambiguïté de l’insaisissable Montès qui peine lui-même, « déchir[é] » qu’il est « entre (…) sa détermination de paix et ce qui le poussait à rester » [15], à expliquer ses agissements comme son inaction.
Fluctuante dans sa nature et dans sa fonction, elle permet fort bien en revanche de comprendre ce qui définit la stase simonienne : c’est un caractère équivoque, propice au déploiement des sens en tous sens. La scène contingente, muette, qui frappe le sujet d’inertie révèle ainsi une multitude de mouvements secrets ; elle donne lieu à un sentiment conjoint et déconcertant de plénitude et de vide et, dans le texte, plus descriptif que narratif, à une accumulation d’éléments appartenant à différents plans, simplement coordonnés dans une syntaxe tout à la fois continue et diffractée. Telles sont les caractéristiques de la stase que l’on retrouve souvent dans le reste de l’œuvre et en particulier dans le dernier roman de l’auteur.
Formes et fonctions des stases du Tramway
Si la partition en chapitres du Vent laisse encore à ce texte une apparence de roman traditionnel, Le Tramway, très parcellaire, présente une forme moins courante. Passée la première séquence (l’une des plus longues), le texte s’organise en îlots de longueur inégale et séparés par des blancs typographiques qui laissent apparaître la page blanche : toile de fond qui affleure et reste disponible à l’inscription ? Ou « protecteur brouillard de la mémoire » qui couvre, efface et d’où resurgit bientôt le texte ? En tout cas suspensions, espaces flottants qui invitent le lecteur à mesurer rétrospectivement l’unité de ce qu’il vient de lire, à estimer la part manquante, à s’apprêter, dans cet espace de transit, à aborder la séquence narrative qui suit ou à simplement profiter d’un sas pensif. Interstices d’autant plus incertains (ils cumulent peut-être plusieurs sens et plusieurs fonctions) que leur lisière n’est pas toujours clairement tracée ; ils s’ouvrent et se referment sur des phrases inachevées, prises ou reprises dans leur cours (ce que signalent alors des points de suspension) : de fréquentes aposiopèses (franges de texte ou de silence ?) qui augmentent l’impression d’un manque à lire. Ces abords flous des textes, dans leur aspect matériel, offrent un écho trouble au style volontiers suspensif et apparemment digressif que soulignent l’usage fréquent des parenthèses (qui parfois en incluent d’autres) ou encore les nombreuses formes dilatoires du récit. Ainsi, pour expliquer le plaisir qu’il éprouvait lorsqu’enfant il passait des soirées sur la plage, le narrateur évoque d’abord assez longuement un plaisir incident mais vif et dont il garde un souvenir précis (le spectacle de la pêche à la « traîne ») avant de raconter « ce qui plus que la magie propre à ce spectacle » faisait surtout « le prix de ces veillées sur la plage » [16].
[9] Claude Simon, Le Vent, Op. cit., p. 107.
[10] Ibid., p. 76.
[11] Dominique Rabaté, « L’épiphanie romanesque : Flaubert, Joyce, Tabucchi », dans L’Instant romanesque, textes réunis et présentés par Dominique Rabaté, Modernités n°11, Presses universitaires de Bordeaux, 1998, pp. 53-68, p. 67.
[12] Ibid., p. 57.
[13] Claude Simon, Le Vent, Op. cit., p. 77.
[14] Ibid., p. 176.
[15] Claude Simon, Le Vent, Op. cit., p. 76.
[16] T, p. 51.