Stase et éclatement des barrières du temps
chez le personnage yourcenarien

- Claude Benoît
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De nouveau, la romancière nous présente un roman à structure circulaire, puisqu’il débute par la nouvelle de la mort de Nathanaël et se termine par celle-ci. Il s’agit encore d’un récit de vie, exemplaire comme ceux d’Hadrien et de Zénon, qui a été considéré par la critique comme le testament de Marguerite Yourcenar [24]. En effet, cet être simple, quelconque, presque inculte, porte un regard lucide et plein de bonté sur tout ce qui l’entoure. L’auteure renie, par le truchement de son personnage, ce qu’elle vénérait dans les romans antérieurs : l’utilité des livres [25], la valeur des œuvres d’art, de la culture, l’intérêt des discussions philosophiques ou idéologiques, l’élévation intellectuelle, l’utilité des voyages, etc. Elle semble s’inscrire dans un anti-intellectualisme et prôner la démythification de l’expérience littéraire.

Son personnage ne possède aucune vertu héroïque, aucune grandeur, aucune supériorité par rapport à tous ceux qu’il côtoie. Comme en consonance avec la simplicité de Nathanaël, le style se fait plus dépouillé, moins orné, plus fluide.

Mais quand Nathanaël entre en contact avec la nature, avec les grands éléments naturels ou la vie animale, se livrant à la contemplation du monde, de nombreuses stases viennent interrompre le récit, et marquent des temps d’arrêt durant lesquels le lecteur accède à la pensée et aux sentiments intimes du personnage.

Sur l’île perdue, pendant son périple américain, il découvre sa fraternité envers les animaux sauvages et les arbres qu’il plaint de ne pouvoir se défendre de la hache du bûcheron (HO, 94-95). Au cours des traversées, la nuit venue, il se hisse en haut du mât pour observer les étoiles et s’enivrer d’air marin. Perché entre ciel et mer, il ressent alors l’étroite union qui le rattache intimement aux éléments qui l’entourent. Pendant ces instants de plénitude, toutes conjonctures disparaissent.

 

Parfois, il s’attardait là-haut, (…) ivre d’air et de vent. Certains soirs, les étoiles bougeaient et tremblaient au ciel ; d’autres nuits, la lune sortait des nuages comme une grande bête blanche, (…) elle brillait sur l’eau houleuse. Mais ce qu’il préférait, c’étaient les ciels tout noirs mêlés à l’océan tout noir. (…) [I]ci, il était seul. Mais il se sentait de même vivant, respirant, placé tout au centre. Il dilatait la poitrine pour aspirer le plus possible de cet air pur […] (HO, 100).

 

Mais les stases les plus intenses auront lieu sur l’île frisonne, dans la solitude et le silence qui portent naturellement au rêve et à la méditation. Les deux derniers chapitres se caractérisent par une suspension quasi-totale d’actions et d’événements. La vie de Nathanaël s’écoule lentement vers sa fin. Or, dans l’isolement total, celui-ci sent se décupler en lui la capacité sensorielle de la vue et de l’ouïe. Il devient attentif au monde qui s’offre à lui : « Ensuite, il sortit regarder (…). Cette fois, il ne fut plus qu’yeux » (HO, 180). L’oisiveté lui permet de rester de longues heures immobiles, plongé dans la contemplation de la nature : « Couché sur le ventre, la tête entre les mains, (…) son temps se passait à observer et à rêver » (HO, 185). En ces moments d’inaction, sans rien à attendre, absorbé par le spectacle grandiose qui s’offre à lui, le personnage suit attentivement les mouvements de l’eau, de l’air, du sable, de l’herbe ; il laisse pénétrer en lui les embruns et se repaît de la vision de la nature sauvage :

 

Ici, au contraire, tout était sinueux ou plat, meuble ou liquide, pâlement blond ou pâlement vert. Les nuages eux-mêmes ballottaient comme des voiles de barques. Il ne s’était jamais senti au cœur d’un tel frémissement » (HO, 184).

 

La nature se fait refuge contre les intempéries. Elle abrite, protège et réconforte avec sa douce musique. Pendant les tempêtes de vent, le jeune homme trouve dans un bosquet un havre protecteur d’où il écoute, admiratif, une véritable symphonie. Les connotations religieuses donnent à ces moments d’extase une coloration mystique :

 

On était là, abrité comme à l’intérieur d’une église. Tout d’abord, le silence semblait régner, mais (…) à bien l’écouter, [il] était tissu de bruits graves et doux, si forts qu’ils rappelaient la rumeur des vagues, et profonds comme ceux des orgues de cathédrales ; on les recevait comme une sorte d’ample bénédiction » (HO, 186).

 

Le tableau vivant du vol majestueux des oies, des cygnes et des canards sauvages, l’immobilité des échassiers aux bords des mares, les vanneaux, exécutant dans le ciel leur danse nuptiale pendant l’équinoxe, tout être vivant célèbre la beauté de la nature en fête. Mais le sentiment de solitude demeure : « Nathanaël savait que rien de lui n’importait à ces âmes d’une autre espèce » (HO, 187).

Cependant, quand le délabrement physique et la maladie lui laissent présager sa fin prochaine, il comprend que tout ce qui vit communie avec lui « dans l’infortune et le bonheur d’exister » (HO, 198). Son dépouillement progressif dépasse les renoncements d’Hadrien car il met en doute jusqu’à son identité [26] ; il a oublié comment est son visage et ne reconnaît même plus sa voix.

A partir d’une résignation qui tient de la sagesse bouddhique, le temps cesse d’exister : « C’était comme si on avait effacé les chiffres d’un cadran, et le cadran lui-même pâlissait comme la lune au ciel en plein jour » (HO, 193). Il ne lui reste plus qu’à attendre la mort, comme le font les animaux : « […] [I]l n’ignorait pas que les bêtes s’enfoncent dans la solitude pour mourir » (HO, 195). Pour lui, le temps est venu de se livrer à l’univers ; il va maintenant pouvoir communier à l’infini du monde : « Il y avait autour de lui la mer, la brume, le soleil et la pluie, les bêtes de l’air, de l’eau et de la lande ; il vivait et mourrait comme ces bêtes le font » (HO, 199).

Alors il se dirige vers l’intérieur de l’île, sous le ciel rose de l’aurore, et cherche un endroit abrité pour se lover au fond d’« un creux aux rebords doucement inclinés » (HO, 205) :

 

On était bien là [27]. Il se coucha précautionneusement sur l’herbe courte (…). Puis, brusquement, sa toux le reprit. (…) un liquide chaud bien connu lui emplit la bouche ; il cracha faiblement et vit le mince filet écumeux disparaître entre les brins d’herbe qui cachaient le sable. Il étouffait un peu, à peine plus qu’il ne faisait d’habitude. Il reposa la tête sur un bourrelet herbu et se cala comme pour dormir (HO, 206).

 

A partir de ce moment, l’homme obscur fait corps avec la terre-mère, et « la mort réalise une véritable osmose entre l’être humain et les éléments qui l’entourent » [28], comme le dit si bien Mireille Blanchet-Douspis. L’expérience du sublime se réalise en symbiose avec la terre.

Tout est dit. Le texte s’achève quand le regard narratif observe la stase de cette dernière image et se détient sur celle-ci. L’humain s’est réintégré dans l’universel. « Il n’y a rien d’autre à dire sur Nathanaël » [29].

 

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[24] Le roman, le dernier de tous, a été composé en 1981, six ans avant la mort de l’auteure.
[25] Il fait brûler sa Bible pour allumer le feu (HO, 196).
[26] Voir HO, 197.
[27] Le retour à la terre-mère en position fœtale, regressus ad uterum, correspond à la sensation de bien-être du nouveau-né dans le ventre maternel et nous permet d’interpréter cette mort comme une nouvelle naissance.
[28] Cf. Dictionnaire Marguerite Yourcenar, sous la direction de Bruno Blanckeman, Dictionnaires et références 46, Paris, Honoré Champion, 2017, p.275.
[29] Je reprends ici les derniers mots de la postface d’Un homme obscur de Marguerite Yourcenar (Comme l’eau qui coule, Op. cit. p. 261).