Stase et éclatement des barrières du temps
chez le personnage yourcenarien
- Claude Benoît
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« Le temps avait jeté bas ses barrières et rompu ses grilles ». Cette citation, extraite d’un des premiers romans de Marguerite Yourcenar, Anna, soror [1], m’a suggéré le titre de cette étude. Elle correspond à un moment de stase narrative, lorsque le personnage féminin, Anna de la Cerna, cloîtrée dans un couvent, vieillie et prostrée dans ses souvenirs, revit mentalement les moments de son union avec son frère Miguel, tué il y a plus de quarante ans, tandis que les images se télescopent dans le temps et l’espace : « Cinq jours et cinq nuits d’un violent bonheur remplissaient de leurs échos et de leurs reflets tous les recoins de l’éternité » (AS, 75).
Cet exemple, provenant d’une œuvre de jeunesse, représente une tendance dominante chez la romancière : celle d’interrompre fréquemment le texte narratif par des arrêts, des pensées, des maximes, des moments d’introspection ou d’anamnèse, de retours sur le passé, comme nous allons le voir dans ses trois romans majeurs.
D’autre part, on remarque que, dès ses premières créations romanesques, Marguerite Yourcenar montre une préférence pour les récits à la première personne (Alexis ou Le Traité du Vain Combat [2], La Nouvelle Eurydice [3], Le Coup de grâce [4]) qui se confirmera à l’heure de composer ce qui allait devenir son premier grand succès, Mémoires d’Hadrien [5], puis dans certains passages de Quoi ? L’Eternité [6] à la fin de sa vie. Or, il est clair que les fictions autobiographiques, les mémoires, mais aussi les romans biographiques écrits en troisième personne requièrent des temps d’arrêt pour la remémoration, la réflexion, l’argumentation, vu le poids d’introspection et de discours intérieur qu’ils comportent, souvent exprimés par le style indirect libre et/ou la focalisation. Ce sont ces mises en suspens du récit et leurs conséquences que nous tenterons d’analyser successivement dans les romans sélectionnés à cet effet : Mémoires d’Hadrien, L’Œuvre au noir et Un Homme obscur.
Mémoire d’Hadrien : le récit de vie
Il convient de remarquer tout d’abord la structure circulaire de Mémoires d’Hadrien : d’un côté, l’empereur commence sa lettre adressée à son futur successeur Marc Aurèle par l’annonce de sa maladie et celle, sous-entendue, de sa mort prochaine. De l’autre, le roman s’achève par la mort annoncée. Il apparaît déjà que le temps de l’écriture correspond à un arrêt forcé, une disparition de l’action chez le personnage, voué à la vie sédentaire, au repos et aux soins « du corps d’un homme qui avance en âge et s’apprête à mourir d’une hydropisie du cœur » (MH 11). Mettant en relief cette circularité parfaite, les mêmes vers hadrianiques bien connus président à l’incipit [7] et clôturent le roman :
Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus… Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts…
Ce dialogue du narrateur avec son âme, au moment qui précède immédiatement sa mort, marque le point crucial de l’interruption de la vie, du passage au monde inerte, immobile et figé d’outre-tombe. Au terme de la vie, stase immuable et éternelle dans l’autre monde, correspond la fin de la narration, qui n’est autre que la stase narrative définitive et absolue.
Les deux temps d’arrêt que constituent le premier et le dernier chapitres – ces moments fondateurs de calme et de méditation – se révèlent comme les éléments structurants du roman. Ils déterminent la disposition des chapitres internes et l’organisation de l’ordre narratif. En effet, entre le premier, Animula, vagula blandula et le dernier, Patientia, sur lesquels nous reviendrons, se succèdent quatre parties : Varius, multiplex, multiformis, l’accession au pouvoir ; Tellus stabilita, c’est la devise de l’empereur au début de son règne et l’un de ses principes politiques ; Saeculum aureum, qui narre la rencontre avec Antinoüs, les années de délire et la mort du bien-aimé ; puis Disciplina augusta, ou la reconquête de soi et l’apparition de la maladie. En théorie, ces chapitres centraux sont destinés à narrer la vie du personnage. Celui qui rédige peu à peu sa longue lettre se penche sur son passé dans la perspective de la mort prochaine, comme le disait l’unique phrase qui subsista de la première ébauche du roman, de 1934 : « Je commence à apercevoir le profil de ma mort » [8].
Ce récit de vie sera donc, tout à la fois, une sorte d’exemplum, une réflexion et un exercice de connaissance de soi :
J’ai formé le projet de te raconter ma vie (…). Je t’offre ici comme correctif un récit dépourvu d’idées préconçues et de principes abstraits, tiré de l’expérience d’un seul homme qui est moi-même. J’ignore à quelles conclusions ce récit m’entraînera. Je compte sur cet examen des faits pour me définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour me mieux connaître avant de mourir (MH, 29-30).
Ainsi, la tendance réflexive du texte se trouve pleinement justifiée par le narrateur lui-même qui, à la fin de son parcours vital, n’attendant plus rien de la vie, décide d’examiner ses actes, ses expériences, ses réactions au cours de soixante ans et, plus particulièrement, durant les années de l’empire.
La première observation porte sur la vieillesse, cet état auquel nul ne peut échapper, si l’on a la chance de ne pas mourir jeune. Cette troisième et dernière période vitale se caractérise par un ralentissement du rythme habituel, une diminution des activités, une tendance croissante à la passivité et l’immobilité. Hadrien compare sa vie actuelle « aux salles dégarnies d’un palais trop vaste » (MH, 13), à cause des nombreux renoncements que lui imposent l’âge et la maladie : la chasse, qu’il a tant aimée, le cheval, « sacrifice plus pénible encore » (MH, 14), la nage, la course, certaines nourritures, les plaisirs de l’amour, le sommeil.
[1] Marguerite Yourcenar, Anna, Soror… dans Comme l’eau qui coule, Paris, Gallimard, « Blanche », 1982, pp. 7-75 (citation p. 75). L’abréviation dans le texte est (AS).
[2] Marguerite Yourcenar, Alexis ou le Traité du vain combat, Paris, Gallimard, « Folio », 1980. Au sans pareil, 1929, pour la première édition (A).
[3] Marguerite. Yourcenar, La Nouvelle Eurydice. Ce roman fut retiré et mis au pilon sur ordre de l’auteur. (NE).
[4] Marguerite Yourcenar, Le Coup de grâce, Paris, Gallimard, « Folio », 1980. Gallimard, 1939 pour la première édition (CG).
[5] Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, Paris, Gallimard, « Folio », 1974. Librairie Plon, 1958 pour la première édition (MH).
[6] Marguerite Yourcenar, Quoi ? L’Eternité, Paris, Gallimard, « Folio », 1988.
[7] Alors qu’ils apparaissent traduits en français à la fin du roman, c’est en latin, leur langue d’origine, qu’ils figurent en exergue, donnant son titre au premier chapitre : « Animula, vagula, blandula,/Hospes comesque corporis,/Quae nunc abibis in loca/Pallidula, rigida, nudula,/Nec, ut soles, dabis iocos » (P. Aelius Hadrianus, Imp.).
[8] Carnet de notes de Mémoires d’Hadrien, Op. cit. p. 322.