Le Petit hérisson dans le brouillard de
Youri Norstein : les distensions narratives
du puisatier, du taupier et du randonneur
- Patrick Barrès
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Fig. 1. Y. Norstein, Le Petit hérisson dans
le brouillard, 1975
Fig. 2. Y. Norstein, Le Petit hérisson dans
le brouillard, 1975
Fig. 3. Y. Norstein, Le Petit hérisson dans
le brouillard, 1975
Vision minérale, vision météorologique
La vision minérale est convoquée dans plusieurs séquences : la marche rapide dans le sous-bois, la pause prolongée au seuil de la souche ou de la roche caverneuse, la rencontre avec l’arbre creux et puis celle de la rivière. Ces plans donnent à fictionner, suivant les dynamiques plastiques internes et les transformations figuratives, suivant les développements métamorphiques (propres à cette forme de cinéma d’animation, image par image) et la puissance métaphorique des images. Des espaces de scintillement appuyés par des saccades visuelles pointent dans ces zones d’ombre et ces milieux en clair-obscur, et aboutissent à une résolution à facettes et à une forme de cristallisation de l’image.
La vision météorologique se rencontre dans l’épisode du point d’arrêt sur la mare d’eau au début du film, puis dans la séquence du brouillard lorsque l’espace se replie en dedans, oblitérant toute perspective (fig. 1). Elle instaure ce que l’architecte Philippe Rahm nomme des « climats à habiter », en référence à ses recherches spatiales fondées sur une expérience des humeurs et sur un « glissement vers l’invisible », et définies comme des alternatives aux schèmes formels de construction « en proposant non plus des fonctions et leurs formes, mais des climats à habiter », en travaillant « la température, les variations d’humidité, la lumière, l’air et ses mouvements ». Ces expérimentations, valorisant les potentialités du vide, sa plasticité et son élasticité à partir des paramètres du vaporeux, du dilaté et du perméable [7], tendent vers une esthétique de la météorologie. Dans le film de Norstein, les météorologies se rencontrent dans les pluies d’étoiles de la mare d’eau et dans le milieu vaporeux de la séquence du brouillard.
Ces développements météorologiques réfèrent à des indices de matérialité. Les pans du ciel en reflet dans la mare d’eau résultent de la perturbation d’un liquide. Cette image en prise de vue réelle souligne le phénomène physique (elle est définie comme un corps étranger dans le film d’animation, composé pour l’essentiel d’images fabriquées de toutes pièces avec les ressources matériologiques et les éléments plastiques du cinéaste artiste). La séquence du brouillard quant à elle se rapporte à des modelés de texture. Des correspondances s’établissent entre les points de lumière et les zones troubles de la plage liquide, entre les grains de lumière et les grains de matière de la nappe de brouillard. Cette relation entre matériologie et météorologie règle dans le film le passage des plans de proximité à des échappées plus lointaines, telles que l’espace insondable du ciel étoilé et le milieu immersif de la nappe de brouillard. C’est au détour du chemin que le hérisson randonneur expérimente cette transition des matières aux météores, face contre terre et ciel par-dessus tête, lorsque percent dans la trame narrative, à partir de ces plans brouillés ou oblitérés suivant les ressorts de la cinéstase, des imaginaires sensibles.
Le puisatier, le taupier et le randonneur
Le puisatier est à l’œuvre. Le puits sans fond de la souche constitue le point d’entrée d’une galerie-monde souterraine (fig. 2). Le hérisson accède-t-il par cette expérience immersive et « lumineuse » dans les ténèbres à une autre image du ciel, et par cette voie à une autre manière de voir ? Empruntons à Michel Serres ses Yeux et ses observations sur les performances de la vision dans la nature où nous rencontrons « la caverne ruisselante de lumières » de L’Etoile du sud de Jules Verne, dans laquelle il reconnaît une inversion de la caverne de Platon, en cela qu’une voûte étoilée prend forme « dans des profondeurs insondables au regard » (J. Verne) et que la galerie-monde se fait « le modèle réduit du monde extérieur » : « mille substances échangent des millions d’informations et réalisent des milliards de métamorphoses réciproques », écrit en effet Michel Serres [8]. C’est toute la tâche qu’accomplit le cinéaste dans Le Petit hérisson dans le brouillard, exemplifiée par cette séquence qui consiste à métamorphoser les matières et les figures, et à tisser à partir des ressources internes et dans l’obscur d’une boîte noire les « trajets croisés de ces rayons de lumière » (Serres [9]). Le hérisson croise en puisatier les deux images du puits et des étoiles, suivant les touches à l’aveugle d’un cinéaste lui-même puisatier (troublant les fonctions cadre et cache de l’image), un cinéaste qui prête à son animal de compagnie cette faculté de nager en eaux troubles et de toucher aux étoiles en forant du regard et en sondant de la voix un puits au bord du chemin. Cette manière de faire un film rejoint une manière de faire des mondes, si l’on suit encore l’analyse de la fable L’Astronome d’Esope qu’évoque Serres dans le même ouvrage de référence. Esope raconte :
Un astronome avait l’habitude de sortir tous les soirs pour examiner les astres. Or un jour qu’il errait dans la banlieue, absorbé dans la contemplation du ciel, il tomba par mégarde dans un puits. Comme il se lamentait et criait, un passant entendit ses gémissements, s’approcha, et apprenant ce qui était arrivé, lui dit : « Hé ! l’ami, tu veux voir ce qu’il y a dans le ciel, et tu ne vois pas ce qui est sur terre ! » [10]
Serres interprète l’expérience de l’astronome comme la quête délibérée d’un lieu adapté à l’observation des étoiles et des planètes [11]. Il s’agit d’une mise en retrait du monde pour mieux voir le monde et le redessiner à partir de là.
Le cinéaste taupier explore le labyrinthe, en imprimant au parcours la configuration d’un « jardin aux sentiers qui bifurquent » (en référence à la nouvelle de Borges). Les tout premiers plans du film montraient le hérisson scrutant l’horizon et balayant le ciel depuis la pointe de la colline, avant d’enchaîner sur une image du ciel dans la mare d’eau et sur la marque de seuil d’un puits sans fond. Quelques séquences plus loin il pénètre dans le bois, tête baissée, et s’immerge dans le clair-obscur à la rencontre d’un monde à facettes, plus minéral qu’organique, où se réfractent les chemins (fig. 3). Et il le fait sur le modèle de la taupe qui creuse ses galeries dans la terre, à l’aveugle, coupée du monde, et qui, à la différence du puisatier, ne peut s’échapper côté ciel. C’est ce que nous apprend Jean-Loup Trassard, dans son livre Conversation avec le taupier (« le taupier est le seul à écouter les taupes », annonce-t-il à la première page) : « les taupes sont des êtres chtoniens », parce qu’elles « n’apprécient guère que les atteigne l’éclatant soleil de nos étés » [12].
[7] Philippe Rahm, Architecture météorologique, Paris, Archibooks, 2009, pp. 34-52.
[8] Michel Serres, Yeux, Paris, Le Pommier/Humensis, 2018, pp. 14-15 et p. 19.
[9] Ibid., p. 20.
[10] Esope, Fables, Paris, Les Belles Lettres, 1960, pp. 31-32.
[11] Michel Serres écrit : « l’astronome de la fable n’avait pas chu dans son puits, mais y était entré pour son métier : observer, durant le jour, étoiles et planètes ! », Yeux, Op. cit., p. 51.
[12] Jean-Loup Trassard, Conversation avec le taupier, Mazères, Le temps qu’il fait, 2997, p. 9 et p. 41.