Le Petit hérisson dans le brouillard de
Youri Norstein : les distensions narratives
du puisatier, du taupier et du randonneur

- Patrick Barrès
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résumé

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Le Petit hérisson dans le brouillard [1] est un court-métrage d’animation russe réalisé par Youri Norstein en 1975, adapté du conte éponyme de Sergueï Kozlov. Il raconte le périple d’un hérisson dans différents milieux oppressants, un sous-bois, une prairie envahie par le brouillard et un cours d’eau sombre. En quête du lieu refuge et chaleureux de la maison de son ami l’ourson, sur son chemin le hérisson rencontre de nombreux obstacles qui l’obligent à adopter certaines stratégies de diversions. Associés à une multiplication des perspectives et à différentes formes paysagères, ces points d’arrêt et ces dérives déclinent des motifs de distension narrative. Ceux-ci se comprennent comme des « fragments-mondes » rapportés aux épreuves de terrain et aux visions d’un puisatier, d’un taupier et d’un randonneur. Il s’agit de trois figures clefs, dont tour à tour le cinéaste artiste, le petit animal aventureux et le spectateur complice adoptent les traits de caractère.

Le film de Norstein s’ouvre avec l’image en plan fixe d’un ciel constellé coiffant le toit d’une chaumière, et par le récit en voix off du rituel quotidien du comptage des étoiles : « tous les soirs, le hérisson allait compter les étoiles avec l’ourson. Ils s’installaient sur un tronc d’arbre et scrutaient le ciel étoilé en sirotant leur thé. Le ciel se penchait par-dessus le toit. A droite de la cheminée se trouvaient les étoiles de l’ourson, et à gauche celles du hérisson ». Le récit dans cette première scène cadre le poste d’observation des étoiles, un tronc d’arbre comme pièce d’assise, le toit et la cheminée comme éléments d’architecture (scène reprise à la fin du film).

La séquence suivante présente en travelling le paysage sauvage que parcourt le hérisson, accompagné d’un son clair. L’animal traverse des bosquets enveloppants, plongés dans la pénombre. Il rencontre le reflet des étoiles dans une mare d’eau, tel un pan de ciel face contre terre que le hibou d’un coup de patte brouille et disperse en notes ondulées. Au plan suivant, l’image du ciel s’abstrait dans une sorte de puits sans fond, signifié par une vieille souche d’arbre creux fichée dans le sol et débouchant sur une trouée rocheuse d’où résonnent, en écho et crescendo, les interjections caverneuses du hibou et du hérisson. Ce plan opère la transition vers la séquence suivante où l’on voit le hérisson en perte de vitesse cheminer puis traverser un milieu plus ou moins hostile, mêlé de noirs profonds et de scintillements.

« Et il se mit à descendre lentement de la colline, pour voir le brouillard de l’intérieur », déclare le narrateur dans le plan suivant. Le hérisson effectue cette entrée en matière du brouillard en adoptant la posture de celui qui se met à l’eau de la pointe du pied : « on peut se noyer dans le brouillard », suppose-t-il en touchant la nappe de brouillard d’un bout de patte, une autre patte tenant son balluchon par-dessus tête, jusqu’à ce qu’il « perde pied » (« voilà, je ne vois plus rien. Même mes pattes »). Le corps alors s’abstrait et le sol se dérobe. L’errance se prolonge dans cet espace indéterminé, peuplé d’apparitions étranges, hors sol, hors mesure, hors échelle.

Les notes brouillées et les milieux hostiles, les horizons bouchés et les paysages défaits troublent la linéarité et la fluidité du chemin. Ils introduisent des corps étrangers dans un espace pourtant familier qui transforment le trajet quotidien en une course d’obstacles. Le hérisson en adopte les plis. Il épouse les perspectives obliques, bute sur des barres de seuil, s’abstrait dans des zones blanches, des milieux obscurs et des espaces embrumés. Emergent de cette odyssée des motifs singuliers tels que des angles morts et des points aveugles qui constituent des embrayeurs vers d’autres mondes. Il s’agit de mondes souterrains et célestes, de mondes suspendus ou comprimés. Ces fragments-mondes ne se définissent pas en retrait de l’univers-monde du film. Ils ne sont pas coupés de tout ce qui forge l’odyssée dans sa trajectoire. Ce qui importe, c’est avant tout la tension entre les unités narratives autonomes, comprises comme des « fragments froids » (suivant la proposition conceptuelle d’Anne Cauquelin dans son Court traité sur le fragment [2]), et la continuité narrative (qui réfère aux « fragments chauds », reliés). Ainsi et tels que les définit Philippe Ragel, dans ce jeu prennent forme des moments « cinéstasiques » [3].

 

Pièges du regard, pièges du récit

 

Le trouble émerge dans ces différentes scènes du film prises sous le pied, sous le nez ou à la pointe de l’œil du hérisson, et suivant différentes épreuves, toutes introduites par des « conduites à l’aveugle » : l’épreuve de la verticalité de celui qui sonde en puisatier le puits sans fond en quête du trou d’air (le noir profond de la souche ou de la roche caverneuse, le point haut de l’arbre creux qu’il cherche du bout de son bâton, l’eau trouble de la rivière dans laquelle il chute) et puis invente des mondes de lumière ; l’épreuve de l’horizontalité, de celui qui se déplace en taupier à l’aveugle et relève les notes brouillées du labyrinthe et ses marques informelles (les clairs-obscurs du sous-bois) ; enfin l’épreuve de celui qui s’immerge en randonneur au hasard dans des plans « sales » ou lumineux (le milieu d’opacités blanches du brouillard) ou qui se perd dans la contemplation d’une mare aux étoiles.

Le puisatier, le taupier et le randonneur ne sont pas identifiables par les habits de scène du hérisson. Celui-ci conserve sa carapace de piquants, signifié par des textures graphiques en bataille. Tout juste possède-t-il le bâton (le temps d’une séquence) et le balluchon comme attributs du randonneur.

Ces figures sont portées par les images butoirs dans le récit tout tracé, dont elles ont pour fonction de délier la trame. Le cinéaste instaure ces images en manifestant une rupture dans le mouvement de saccade [4] et par le développement d’une pulsation interne assortie à la mise en culture d’un fond matériologique. Ces opérations ont pour effet de produire des affolements visuels. Elles se rencontrent dans le mouvement d’arrêt du petit animal, au seuil d’une cavité ou d’un plan d’eau réfléchissant, introduit par un pas de côté dans la zone de brouillard ou par une chute dans la rivière. Ces « temps faibles » [5] nous amènent ailleurs, une fois que nous emboîtons le pas au hérisson et par là-même « déboîtons » transitoirement le fil narratif [6], en suivant la mire du cinéaste. Il s’agit alors de la rencontre avec une autre histoire, celle d’une odyssée qui transforme le rituel quotidien en un voyage initiatique, et d’une entrée dans la dimension poétique du film. Le projet esthétique de Norstein passe par les visions du puisatier, du taupier et du randonneur, motivées par des « conduites à l’aveugle » et par la rencontre de pièges à regard que sont les chausse-trapes, les trébuchets et les miroirs aux alouettes : une vision minérale pour le puisatier et le taupier, une vision météorologique et en étoile pour le randonneur.

 

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[1] Youri Norstein, Yozhik v tumane (Le Petit hérisson dans le brouillard), 10 mn, Union soviétique, Soyuzmultfilm, 1975. Le film est visible sur YouTube.
[2] Anne Cauquelin, Court traité sur le fragment. Usages de l’œuvre d’art, Paris, Aubier, 1992.
[3] Philippe Ragel, Le Film en suspens. La cinéstase, un essai de définition, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.
[4] La saccade est caractéristique des choix techniques et des partis-pris esthétiques de l’animation image par image développée par les cinéastes plasticiens engagés dans un cinéma d’animation d’auteur.
[5] Philippe Ragel emploie cette expression, en référence à la trilogie paysanne de Raymond Depardon, pour qualifier les motifs de « l’accessoire et de l’auxiliaire », « des replis et des courbes » et du « vagabondage », caractéristiques du mode cinéstasique (Le Film en suspens. La cinéstase, un essai de définition, Op. cit., pp. 33-34).
[6] Le déboîtement constitue l’un des ressorts de la cinéstase. Les mirages se découvrent dans ces stases d’écran.