« Piège de reflets » ou « temps reconstitué » ?
Réflexions sur le dispositif autobiographique
dans Aragon ou les métamorphoses,
Jean-Louis Rabeux, Gallimard, 1977
- Dominique Massonnaud
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Fig. 21. J.-L. Rabeux, Aragon, 1977
Fig. 23. J.-L. Rabeux, « Tout y est
mémoire », 1977
Fig. 24. Le Titien, Portrait d’homme, v. 1520
Fig. 26. J.-L. Rabeux, Louis Aragon et
Jean Ristrat, 1977
Fig. 27. J.-L. Rabeux, Louis Aragon et
Jean Ristrat, 1977
Fig. 28. Cl. Bricage, L’appartement d’Aragon,
36 rue de Varenne, 1982
Fig. 29. Cl. Bricage, L’appartement d’Aragon,
36 rue de Varenne, 1982
Le dispositif linéaire du récit est donc présent et relève d’une narration de moments de vie où sont cueillies des traces du vieil homme : le parcours peut inscrire, à la fois la vanité d’une vie et la disparition prochaine de celui dont il ne restera que l’œuvre. Lorsque Théâtre/roman a paru trois ans avant – en édition séparée en mai 1974, dans la collection « Blanche » – il portait le bandeau : « Mon dernier roman ». D’autres parutions suivront, en particulier un recueil de poèmes – pour certains écrits dès 1958 – intitulé Les Adieux (1981). De fait, en 1977, le contexte de la parution du livre fait avec Jean-Louis Rabeux est celui de la vie après la mort d’Elsa Triolet, le 16 juin 1970. La période paraît donc marquée par la figuration de soi en « vieil homme », selon l’expression que l’on retrouve dès le commencement d’Aragon ou les métamorphoses [41]. Ce motif se retrouve dans d’autres élaborations photographiques.
L’usage de lignes de fuite, qui organisent des vues de près ou de loin, est récurrent dans l’ouvrage : il propose ainsi des séries où se décompose le geste du zoom. Ceci permet d’inscrire un effet de film, au ralenti, où le temps séquentiel fait se succéder une série de photogrammes, trop lentement pour figurer le flux, la continuité : la vie. On peut observer qu’Aragon avait explicitement joué avec ce jeu sériel de photogrammes, différenciés du flux filmique dans Henri Matisse, roman en présentant vingt-deux photographies qui montraient une séance de pose dans l’atelier de Matisse [42]. Le dispositif visuel est alors commenté et les effets distincts des différents media analysé : l’écriture, le film, la série de photographies :
Le ralenti découvre ce que ne découvrent pas les mots : la pensée photographiée, la danse du pinceau, ses retours, ses repentirs, le mécanisme des associations d’idées. La prose ne peut pas entrer en compétition avec le film. (…) Le cinéma ici a l’avantage de la superposition des images qui semblent sortir l’une de l’autre, mais aussi sur l’exposition, le désavantage que chaque image s’évanouit et que nous ne comparons plus que de mémoire [43].
On peut observer un autre procédé qui permet également à l’image d’éviter la réduction au « jeu de cartes postales » précédemment évoqué : il consiste à jouer sur les formats, qui inscrivent une ligne de fuite en jouant de l’effet de rapprochement ou d’éloignement à partir des règles de la perspective géométrique monofocale, dans la série avec Lili Brik par exemple (fig. 20 ). Les images se succèdent alors sans se lier, dans une figuration plastique et photographique de la réduction de l’espérance de vie, de la menace de la stase, de l’arrêt [44]. L’ordre chronologique est à la fois mimé et miné par ces agencements d’images : un moment a eu lieu mais les traces mises en page le figent et le décomposent. L’usage de photographies prises en rafale crée un effet similaire : elles montrent l’arrêt, la perte d’un continuum (fig. 21). On a donc la construction de l’ombre portée de l’écrivain au fil de ce trajet qui livre les dernières années d’un vieil homme.
De fait, l’ombre présente dans la dernière vignette paraît centrale, elle relève comme les photographies de Rabeux pour le dernier tome de l’Œuvre poétique, d’une esthétique venue de Man Ray [45] et retravaillée : l’ombre devient ici la trace de l’auteur, ce qui reste quand le corps est voué à l’effacement. Alors que le livre propose, dans le même trajet, l’inscription de l’éphémère et du discontinu au moyen d’instantanés déliés. Cependant, nul ressort proprement pathétique ici, puisque la vignette qui clôt le parcours linéaire évoque, aussi, tout simplement la fin d’un film : Aragon au chapeau, tel qu’il se présente dans toutes les prises de la fin du livre [46] (fig. 22 ). Celui qui s’éloigne sur le chemin, paraît chargé de l’écho d’une vue de Charlot, dans un de ces films de Chaplin qu’aimait le jeune homme : le premier poème publié d’Aragon est « Charlot sentimental », paru dans la revue de Louis Delluc, Le Film, le 1er mars 1918 [47]. Dans cette production polysémique où le terme de « métamorphoses » suscite et motive les variations, un ultime dispositif scénique peut alors s’observer, au moment de conclure, grâce à la présence d’un motif récurrent de la production romanesque aragonienne : celui des hommes doubles qui engage un jeu de superpositions ou d’empilements référentiels ; le livre ouvre ainsi effectivement un espace mémoriel plus qu’un trajet historique (fig. 23).
L’observation de la photographie initiale de l’écrivain à sa table permet de voir un élément dont je n’ai pas encore parlé (fig. 12 ). Si l’on entre dans son détail, un jeu de superposition apparaît effectivement : l’attention est attirée sur le tableau qui est au mur, L’Homme au gant, le portrait d’un jeune homme « dont l’identité est incertaine » (fig. 24). « Ce jeune homme au regard oblique » regarde celui qui écrit, comme l’indique Jean Ristat [48] évoquant alors le livre de Rabeux. On peut se souvenir que cet usage d’une reproduction de tableau, accompagnant un portrait d’écrivain, est une pratique récurrente ; elle est présente dans des productions de Man Ray, son portrait de Gertrud Stein en 1922 par exemple (fig. 25 ). Pourtant, le dispositif met en scène un jeu de regards dans les captations photographiques soigneusement agencées, qu’il s’agit de remarquer. En effet, les yeux de ce jeune homme brun qu’est L’Homme au gant invitent à aller au-delà de la vision de l’homme qui écrit ; le lecteur poursuit et voit à la page suivante un autre jeune homme, lui aussi brun aux yeux noirs, qui offre le premier regard vers l’objectif dans le livre : il s’agit de Jean Ristat (fig. 26). Un jeu de résonances visuelles est alors sensible : le jeune homme peint de 1523 a des semblances du jeune homme de 1977 ; plus loin [49] une photographie de petit format associe de nouveau Ristat, le jeune homme brun, à l’homme aux cheveux blancs (fig. 27). Ils sont dans la rue, dans un plan rapproché, côte à côte et en marche. Derrière chacun d’eux, un triangle porte l’indication « Ecole » sur un panneau du code de la route : un adulte tenant un enfant par la main. Le jeu d’inversion des places sur les deux panneaux permet au regard attentif une saisie double de ces hommes dans un effet de miroir : où s’inversent les places d’adulte et d’enfant, de père ou de fils. Ce fil interprétatif peut être corroboré par la dissémination, ailleurs, de propos aragoniens qui entrent en écho avec ce qu’a pu poser l’image photographique : on lit : « il peut, lui tranquillement ignorer les variations de son visage, il peut regarder sa jeunesse, et […] se voir encore enfant ». Plus loin : « au fond de ses yeux on garde l’image de ses vingt ans ». Si l’âge écrit se dit « incertain » et « reconstitué » le jeu de résonances très concrètes se prolonge grâce à ce qu’affirme ensuite la postface qui laisse place aux propos de Danièle Sallenave. La photographie est alors donnée comme le lieu « de toute une série de retournements paradoxaux » [50]. Une phrase manuscrite présente au seuil du livre et tirée de Théâtre/Roman, peut s’inscrire dans un effet de boucle, de retour vers le commencement de la prose aragonienne telle que l’avait livrée Anicet ou le panorama, roman (1921). Philippe Forest a souligné des résonances textuelles entre ces deux productions qui, toutes deux liquident le passé : le très jeune héros Anicet rencontre « un poète âgé et un peu sénile, son double dérisoire, une figure farcesque d’Arthur Rimbaud ». Théâtre/roman reprend la même situation de base et développe les échanges entre un comédien et un romancier dans un geste comparable de liquidation du passé [51], un vertige de figures doubles. Une ultime photographie de Man Ray peut donner crédit à cette vision d’un retour de perceptions qui annulerait la durée chronologique et le trajet du vieil homme pour livrer le rêve d’une permanence de la jeunesse : le groupe de jeunes gens des années soixante-dix qui entoure Aragon pourrait alors être vu comme l’ombre portée du groupe surréaliste et de ses membres, les visages se faisant miroirs, dans un jeu d’échos.
On sait qu’Aragon avait le souci de vivre entouré d’images, tenues par des punaises rouges sur les murs de la rue de Varenne (fig. 28) dans des accrochages complexes, soigneusement archivés par Jack Ralite à la mort d’Aragon, quand on a dû vider les lieux [52]. La scénographie de ces images se fait exhibition visuelle et opaque de fragments d’affects choisis, signifiants pour l’homme Aragon (fig. 29). Le livre Aragon ou les métamorphoses semble assez comparable : le sujet livré au lecteur est celui que le lecteur liera ou lira. A la fois un puzzle de portraits entre lesquels des fils se tissent et un chemin, livrant le parcours des dernières années du vieil écrivain. Il offre une ultime boucle avec les années de jeunesse, celles des commencements et de l’entrée en écriture, dans un geste qui paraît relever de la condensation, selon la catégorie freudienne [53] qui permet de saisir l’un des mécanismes d’une autre fabrique d’images : le rêve. Comme l’indique Jérôme Meizoz à propos du portrait d’écrivain, il semble donc que, dans ce récit de soi : « la photographie apporte une nouveauté décisive pour la constitution d’une imagerie constituée cumulativement » [54].
[41] Ibid. p. 2. L’expression avait déjà sa place en 1965 dans La Mise à mort : « un vieil homme à jamais épris » succédait dans la seconde section intitulée « Lettre à Fougère sur l’essence de la jalousie » à la mise en scène du personnage se regardant sans cesse dans la glace : éd. cit., pp. 48-49.
[42] L. Aragon, Henri Matisse, roman, Paris, Gallimard, 1971, tome I, pp. 253-266.
[43] Ibid., t. I, pp. 265-266.
[44] Aragon écrivait dans Anicet ou le panorama, roman : « (Les effets de la vitesse) modifient à tel point celui qui les éprouve qu’on peut à peine dire (…) qu’il est le même qui vivait dans la lenteur ».
[45] « Avec Man Ray, l’ombre cesse d’être le simple négatif de la lumière, elle cesse d’être un obstacle qu’il faut surmonter avec ingéniosité ou contourner avec patience, un élément parasite, statique, encombrant, dont on s’accommode tant bien que mal. Elle acquiert vie et indépendance, elle entre dans une phase active ; elle se rebelle contre le réel dont elle est la projection, où même se substitue complètement à l’objet qui la forme », S. Bramly, Man Ray, Paris, Pierre Belfond, 1980, pp. 90-91.
[46] A partir de la p. 79.
[47] Il est repris dans L’Œuvre poétique, éd. cit., t. I, p. 29-32.
[48] Dans le texte de la conférence donnée à la BnF le 6 décembre 2002, édité ensuite : J. Ristat L’Homme au gant, Paris, éditions de la Société des amis d’Aragon et Elsa Triolet, 2003, p. 20.
[49] J.-L. Rabeux, Aragon ou les métamorphoses, Op. cit., p. 22.
[50] Ibid., respectivement p. 55, 83, 49 et 99.
[51] Voir la notice de Ph. Forest, Aragon, Œuvres romanesques complètes, t. V, éd. cit., p. 1472.
[52] Fonds acquis en 2011 par la Maison Elsa Triolet-Aragon à Saint-Arnoult-en-Yvelines. Voir le travail de Caroline Bruant sur ces installations, reconstituées pour partie lors d’une exposition au Moulin de Saint-Arnoult en 2012.
[53] Notion qui apparaît en 1900 dans S. Freud, L’Interprétation du rêve. Rééd. J. Altounian, P. Cotet, R. Laîné, A. Rauzy et Fr. Robert (trad.), Œuvres complètes de Freud – Psychanalyse, t. IV, PUF, 2003.
[54] J. Meizoz : « Cendrars, Houellebecq : Portrait photographique et présentation de soi », art. cit.