« Piège de reflets » ou « temps reconstitué » ?
Réflexions sur le dispositif autobiographique
dans Aragon ou les métamorphoses,
Jean-Louis Rabeux, Gallimard, 1977
- Dominique Massonnaud
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Fig. 1. L. Aragon et E. Triolet, Œuvres romanesques
croisées, 1964-1974
Fig. 3. J.-L. Rabeux, Aragon rue de Varenne, 1981
Fig. 5. Man Ray, Louis Aragon, 1923
Fig. 7. Man Ray, Autoportrait, 1919
« Quel est celui qu’on prend pour moi ? » écrivait Aragon [1] à propos de ce jour de la guerre 14-18 où il dit avoir vu son nom sur une tombe, après une journée de combats. De fait, son histoire personnelle avait inscrit d’emblée la complexité identitaire du sujet, dans une famille qui s’est écrite comme un roman. S’il n’a jamais développé d’écriture autobiographique ou mémorielle directe [2] Aragon joue, en revanche, sur les résonances de sa vie dans les textes et les évoque dans les paratextes qu’il donne à ses productions, en particulier à partir des années 1960, lorsqu’il réécrit ses romans antérieurs pour les faire paraître dans un nouvel ensemble éditorial : Les Œuvres romanesques croisées d’Aragon et Elsa Triolet. Ces quarante-deux volumes sont aujourd’hui un objet particulièrement privilégié qui s’offre à la génétique éditoriale puisqu’on continue à lire encore les versions ultimes des romans comme s’il s’agissait de ceux parus de 1934 à 1951 dans un autre ensemble textuel : Le Monde réel. Ces Œuvres romanesques croisées, parues de 1964 à 1974 (fig. 1) font, elles, une large place aux images : par exemple, Aragon choisit des toiles parisiennes d’Albert Marquet pour la réécriture d’Aurélien accueilli dans l’ensemble en 1966 ; il a aussi sollicité Man Ray pour multiplier des photographies du masque de l’Inconnue de la Seine dans cette édition [3] et indique dans le paratexte : « le roman même, c’est Man Ray qui l’a écrit, jouant en noir et blanc du masque de l’Inconnue de la Seine » [4] (fig. 2 ). Les quarante-deux volumes vont aussi faire place aux productions aragoniennes des années 1960 et 1970 : Théâtre-Roman, parait initialement dans cet ensemble. Il s’achève ensuite par la reprise d’un texte qui livre au « je » des principes de la création – romanesque, en particulier – Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, qui avait paru en 1969 dans la collection d’Albert Skira [5] : « Les Sentiers de la création ». Mireille Hilsum en a proposé une lecture dans la revue Textimage [6] qui montre la présence d’un double jeu – ou d’un double discours – entre la « mise en mots » textuelle et le dispositif visuel du volume : constitué de phrases manuscrites d’Aragon et d’images.
La période des années 1970 dans laquelle s’inscrit l’ouvrage auquel je vais m’attacher – Aragon ou les métamorphoses (1977) signé par le photographe Jean-Louis Rabeux – a été marquée par la construction d’édifices opératiques : les Œuvres romanesques croisées que je viens d’évoquer, puis l’Œuvre poétique d’Aragon (1964-1979) faite de quinze volumes qui accueillent également des images soigneusement choisies : en particulier au tome XV, une série de photographies par Jean-Louis Rabeux qui livre une vision de l’écrivain, au corps effacé ou absent, devenu ombre portée sur son bureau et ses livres dans l’appartement de la rue de Varenne (fig. 3). On peut également mentionner la recollection très attentive de textes antérieurs et l’écriture novatrice d’Henri Matisse, roman, paru en 1971, qui livre en deux volumes un corps de texte, une série de marginalia, des notes, des reproductions de tableaux de Matisse en couleur pour les œuvres existantes, en noir et blanc pour les toiles disparues ou recouvertes [7], ainsi que des séries de dessins et de photographies (fig. 4 ). On voit donc dans cet ouvrage une démarche éditoriale très novatrice qui se fait jour pour une œuvre qui excède les genres établis et devient parcours vagabond d’un chemin personnel [8].
La période de parution d’Aragon ou les métamorphoses paraît donc marquée par la volonté de construction d’une œuvre, celle qui va devenir le référent du nom propre : « Aragon » alors que le sujet entre dans la vieillesse, face à une mort annoncée, lisible comme cet effacement du corps devenant corpus que peuvent donner à voir les photographies de Rabeux qui figurent au tome XV de l’Œuvre poétique en 1979. De fait, beaucoup de proches d’Aragon ont disparu en ces années: Nancy Cunard en 1965 ou Breton en 1966. On peut ajouter, à la fin de cette période de travail avec Jean-Louis Rabeux pour Aragon ou les métamorphoses, la mort de Man Ray – pseudonyme d’Emmanuel Radnitsky – « l’homme qui écrit avec la lumière » : le 18 novembre 1976, alors qu’avait paru en France le dernier ouvrage de Man Ray : Self Portrait (1963) [9]. Si on sait que Man Ray photographe fut un compagnon des années surréalistes, on peut, pour préciser encore le contexte, rappeler qu’il a suscité un des premiers textes parus du jeune Aragon en 1921 : la préface au catalogue de l’Exposition Dada Man Ray à la Galerie Six, intitulée « A Man Ray nous devons tout » [10]. Les liens avec la photographie sont bien sûr sensibles dans les images où Aragon est un sujet photographié qui se prête à l’objectif (fig. 5) comme Nancy Cunard (fig. 6 ) puis Breton et Elsa. Dans les poses des années dada et surréalistes on se souvient de l’exploration des représentations du visage : impossible à saisir, il suscite des vues superposées, des flous de bougé où l’accident peut révéler davantage que la pose traditionnelle, selon l’esthétique futuriste puis les travaux de Man Ray (fig. 7). Aragon est présent dans des séances de poses, ultérieures : avec Henri Cartier-Bresson par exemple. La proximité avec la photographie se manifeste également dans les productions critiques : on peut citer un article paru dans Commune [11] en 1936 pour rendre compte de l’ouvrage de Gisèle Freund, La Photographie en France au XIXe siècle ou des réflexions sur « La photographie et le portrait » dans les Lettres françaises (1952). J’ajouterai que le travail avec Rabeux n’est pas l’ultime étape du parcours d’Aragon en compagnie d’un photographe [12] (figs. 8 et 9).
Pour revenir au volume qui nous intéresse ici, il relève proprement d’une production photolittéraire en réunissant des photographies de Jean-Louis Rabeux et des phrases manuscrites d’Aragon, placées en regard, dans un dispositif textuel qui livre un premier discours de celui qui se pose en destinataire des vues : l’homme âgé, face à ses « portraits » qui sont apparitions ou mises en scènes. Alors que l’on sait que les nouveaux romanciers ont eu recours au modèle photographique – avec Instantanés de Robbe-Grillet (1962) ou L’Observatoire de Cannes de Ricardou en 1961 – la difficulté d’Aragon à pratiquer l’écriture autobiographique directe peut faire écho au cas que rappelle Jean-Pierre Montier : la défaillance de rédaction d’un journal intime « compensée grâce à un volumineux cahier iconographique comprenant essentiellement des photographies » [13] pour Paul Auster, avec Excursions dans la zone intérieure [14]. Aragon ou les métamorphoses est ici signé par le photographe et s’inscrit dans ces productions novatrices qui proposent de nouveaux modèles littéraires pour les récits de soi. L’écriture de soi s’y fait tour à tour adresse au photographe, aux autres et à soi-même alors qu’une subjectivité se construit dans un espace où elle voit la « destruction du puzzle patiemment ajusté de [s]a vie » [15].
L’attention qu’a toujours portée Aragon à l’image, dans ses relations au texte pour des productions éditoriales [16], est particulièrement précieuse pour la saisie des enjeux de ce dispositif textuel auquel il a précisément collaboré : l’écriture de soi sensible aux bougés de l’identité exhibe une tension entre « dispositif de scène » et « dispositif de récit » qui semble alors ce qui permet une effective et singulière construction du sujet dans sa complexité.
[1] L. Aragon, Œuvres poétiques complètes, Olivier Barbarant (dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, t. II, p. 154.
[2] Sur ce point : J.-L. Jeannelle, « “Ne croyez pas ici que j’écris mes Mémoires…” : L’Œuvre poétique d’Aragon ou la “mise en œuvre” », dans Recherches croisées Aragon/Elsa Triolet, n° 8, C. Grenouillet et M. Vassevière (dir.), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2002, pp. 139-156.
[3] Pour la parution d’Aurélien dans les Œuvres romanesques croisées en 1966 (t. XIX-XX), Man Ray a exécuté à la demande d’Aragon quinze photographies à partir du masque dit de l’Inconnue de la Seine qui avait été créé à la morgue parisienne, un médecin légiste étant fasciné par la beauté du visage de la noyée. Rilke, le premier, avait découvert ce masque chez un vendeur parisien en 1902. Voir à ce propos H. Pinet, « L’eau, la femme, la mort. Le mythe de l’Inconnue de la Seine », (consulté le 25 avril 2020), ainsi que l’article de J.-P. Montier : « Le Masque de l’Inconnue de la Seine : promenade entre muse et musée », dans Word & Image : a journal of Verbal/Visual Enquiry, London, Routledge, 2014, 30-1, pp. 46-56.
[4] L. Aragon, Œuvres romanesques croisées, Paris, Robert Laffont, vol. XIX, 1966, p. 8.
[5] Ce texte majeur, depuis longtemps épuisé, figure dans le volume des Essais d’Aragon, pour la collection « Bibliothèque de La Pléiade », chez Gallimard, O. Barbarant (dir.) avec la collaboration de M.-T. Eychart et D. Massonnaud : à paraître 2020.
[6] M. Hilsum, « Mise en image et mise en mots dans Je n’ai jamais appris à écrire ou les Incipit d’Aragon », Textimage, n° 4, L’Image dans le récit I/II, printemps 2011 (consulté le 25 avril 2020).
[7] Ce dispositif de l’édition originale, soigneusement composé par Aragon, est quelque peu effacé dans la reprise en un volume pour la collection « Quarto » chez Gallimard en1998.
[8] Matisse fut présent de façon assez constante : de la chambrée de l’année 1917 où Aragon affiche des reproductions de tableaux dans la chambre partagée avec Breton, en passant par les dessins de lui, faits par Matisse en 1942 – où Aragon se voit prêtée la bouche de sa mère qui vient de mourir en mars et que Matisse n’a jamais vue ; Henri Matisse, roman inscrit le parcours d’une vie puisque le livre est aussi creusé en son centre par la mort d’Elsa Triolet en 1970.
[9] Man Ray, Autoportrait, Paris, Robert Laffont, 1964, 360 p., 15,5 x 24. Traduit de l’américain par A. Guérin). trad. de : Self Portrait, Boston, Little, Brown & Company, 1963.
[10] L. Aragon, « [A Man Ray nous devons tout] », Exposition Dada Man Ray, [Paris, galerie Six, 3-31 décembre 1921], Paris, Librairie Six, 1921, p. 1.
[11] L. Aragon, « La Photographie en France au dix-neuvième siècle, par Gisèle Freund », Commune, n° 34, 15 juin 1936, p. 1267.
[12] On peut mentionner deux autres ouvrages : D. Wallard, Aragon, un portrait, éditions Cercle d’art, 1979. Ainsi que H. Fouladvind (éd.), Louis Aragon – Carnet de route, avec des photographies de William Karel, éditions du Rocher, 1993.
[13] J.-P. Montier, « Transactions photolittéraires », dans Transactions photolittéraires, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 32.
[14] P. Auster, Excursions dans la zone intérieure, Traduit de l’américain par Pierre Furlan, Arles, Actes Sud, 2014.
[15] J.-L. Rabeux, Aragon ou les métamorphoses, Paris, Gallimard, 1977, p. 63.
[16] Aragon a traduit, imprimé et composé seul, la première traduction en français de La Chasse au Snarck de Lewis Carroll : The Hunting of the Snark. La Chasse au Snark, Une Agonie en Huit Crises, La Chapelle-Réanville, The Hours Press, 1929. In-4, cartonnage rouge illustré de l’éditeur. Voir à ce propos : D. Massonnaud, « La Chasse au Snarck », présentation, notes et traduction de textes de Nancy Cunard commentant la traduction d’Aragon, There where the Hours, Memories of my Hours Press, Réanville and Paris (1928-1931), [Illinois Press University, 1969], Faites entrer l’infini, n°45, juin 2008, pp. 2-13.