« Je suis le Spectateur-nocturne »
- Claude Jaëcklé-Plunian
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Fig. 1. Le Hibou-Spectateur, 1788
Fig. 2. Le Spectateur-nocturne chez
la Dévouée, 1788
Fig. 4.
Le Spectateur-nocturne dans le
Gîte de la rue Jean-Saint-Denis, 1788
Rétif de la Bretonne, en peu de mots
Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne est né dans le village de Sacy en Bourgogne en 1734, dans une famille de paysans. Il apprend le métier d’imprimeur à Auxerre, puis se fixe à Paris à partir de 1755, comme compagnon-imprimeur. En 1767, il publie son premier roman, La Famille vertueuse, et devant le succès, décide de « se faire auteur ». Il a trente-trois ans. Mais ce statut d’écrivain, dont il est fier, ne l’enrichit pas tout de suite et pour gagner de quoi vivre, il continue de fréquenter les imprimeries tout en publiant des œuvres qui le font connaître : Le Pied de Fanchette (1768), Le Paysan perverti (1775), La Vie de mon père (1778), La Découverte australe (1781), Les Contemporaines du commun (1785) etc. [1]
Les Nuits de Paris, texte et images
Il publie Les Nuits de Paris ou le Spectateur nocturne, en 1788. Il s’agit d’un ensemble de sept tomes composés chacun de deux parties, en pagination continue, soit au total 3360 pages [2]. Ce premier ensemble est complété en 1790, puis en 1796 par deux volumes [3]. Tous sont enrichis de gravures : Rétif commence à illustrer ses livres en 1777 [4], une dizaine d’années après ses débuts en littérature. Il le fait pour améliorer la qualité de ses publications, le « livre à figures » [5] étant davantage recherché - aujourd’hui encore – et aussi pour en rendre la contrefaçon plus difficile. Mais, si Rétif suit la mode du moment – la deuxième partie du XVIIIe siècle est la période de plein épanouissement du livre illustré –, il obéit aussi à une véritable passion pour l’art de la gravure : il reconnaîtra lui-même dans Monsieur Nicolas que l’abondance des illustrations dans ses ouvrages l’a ruiné.
Les Nuits de Paris au complet contiennent dix-huit estampes non signées. Nous ne considérerons que les seize premières, qui sont construites autour du Spectateur-nocturne, personnage narrateur, et peuvent former une série identifiable et signifiante.
Les illustrations des Nuits de Paris sont très différentes de celles que Rétif a publiées jusque-là [6] : il ne s’agit plus de représenter par de petites scènes visuelles des séquences narratives choisies parmi les plus représentatives d’une histoire. Les 16 premières estampes des Nuits de Paris apportent une vraie nouveauté dans la publication du livre illustré [7]. Les images forment une série qui donne à voir un personnage permanent, reconnaissable à son manteau et à son chapeau. Il est le héros de la série. Même s’il n’occupe pas toujours le centre de l’image, il oriente l’intérêt du tableau. Il peut même ne pas figurer sur l’image et peser de sa présence, comme dans la figure 13 , où il assiste à une représentation théâtrale du Misanthrope, fondu dans le public que l’on ne voit pas. Ce sont des épisodes de la vie de cet homme que nous sommes amenés à découvrir, à l’instar des représentations de vies de saints dans les manuscrits médiévaux, ou sur les vitraux des églises ; à l’instar également de l’imagerie diffusée par la Bibliothèque bleue, avec des histoires racontées sur plusieurs panneaux [8].
Les légendes qui accompagnent les gravures des Nuits confortent cette notion de suite d’images, même si le lecteur ne les voit jamais juxtaposées : toutes construites sur le même modèle, ces courtes notices donnent des renseignements sur le lieu, les personnages, l’enjeu dramatique mis en scène, et se terminent par une réplique déterminante, ou l’expression d’une pensée. A partir de la 2e figure, la présence du Spectateur-nocturne dans l’image est soigneusement notée au début de chaque légende. La syntaxe elle-même est normalisée : l’action est systématiquement présentée au participe présent « Le Spectateur-nocturne voyant… », « arrivant… », « présentant… », etc. La parole des protagonistes, courte, parfois coupée, complète comme dans un phylactère ce que le décor chaque fois différent et les personnages en situation cherchent à rendre : la peinture d’une aventure vécue par ce personnage mystérieux qui ne livre de lui qu’une silhouette.
Qui sont les graveurs des Nuits de Paris ?
Rétif est conscient du statut particulier de l’image qu’il intègre à ses récits : on sait qu’il surveillait de près l’avancée des gravures auprès des artistes qu’il recrutait. Il devait être d’autant plus attentif à la réalisation de cette série qui le met lui-même en scène. Mais qui sont ces artistes ?
L’attribution des gravures non signées des Nuits de Paris est un sujet abondamment discuté, auquel nous ne pourrons pas donner de conclusion. Si nous suivons Philippe Havard de la Montagne [9], le premier frontispice des Nuits, le Hibou-spectateur, serait dû au graveur Charles-Etienne Gaucher (1741-1804), célèbre entre autres pour le Couronnement du buste de Voltaire à la Comédie-Française. Mais dans sa toute récente édition des Nuits de Paris, Pierre Testud fait remarquer que Gaucher, s’il était bien graveur, n’était pas dessinateur, et que cette estampe n’a jamais figuré parmi les inventaires des œuvres reconnues de Gaucher ; ainsi pourrait-on, comme le voulait Jean-Claude Courbin, rendre la paternité de ce dessin à Louis Binet, l’artiste dont le nom est associé à la plupart des gravures rétiviennes. Mais on sait toutefois aussi que, sollicité par Rétif pour illustrer Les Nuits, Binet avait refusé [10] : devons-nous renoncer à donner un nom au créateur de l’estampe d’ouverture des Nuits de Paris ?
Toujours selon Philippe Havard de la Montagne, les autres gravures des Nuits auraient été dessinées par Antoine Louis François Sergent (1751-1847), graveur et artiste, qui se fit appeler Sergent-Marceau après la Révolution, du nom de son beau-frère, le général Marceau. Là encore, nous manquons des précisions qui permettraient d’affirmer que Sergent fut le dessinateur de toutes ces planches, ou même seulement de quelques-unes [11].
Pour apporter un élément complémentaire au débat, sans pour autant nous prononcer de façon décisive, nous pouvons tenter un rapprochement entre les vignettes des Nuits et celles des œuvres précédentes. Nous disposons d’une gravure des Contemporaines, signée par le tandem Binet-Berthet, où l’on voit apparaître un premier avatar du personnage qui a pu servir de modèle pour le Spectateur-nocturne : dans La Loueuse de chaises (188e nouvelle), un homme – l’écrivain Rétif lui-même – vêtu d’un grand manteau, coiffé d’un chapeau aux bords relevés, est posté en observateur et suit la naissance d’une idylle entre la charmante loueuse de chaises du jardin du Luxembourg et le jeune Grimod de La Reynière (fig. 17 ). Et que Binet ait ou non mis la main aux dessins des gravures, toute la série des Nuits pourrait bien avoir été inspirée par cette première représentation d’un observateur dont le costume est trouvé, présent sur l’image avec les héros de son récit, mais un peu en retrait pour mieux apprécier l’ensemble. C’est l’écrivain qui tient compagnie à ses personnages.
Dans Les Nuits de Paris, les gravures donnent pour la première fois une place à l’auteur en tant qu’inventeur de l’ensemble de l’œuvre.
Les estampes sont intégrées aux volumes sous forme de planches hors texte ; elles sont placées en frontispice, avant la page de titre donc et sont destinées à donner le ton ou le thème général du volume. Deux estampes « de situation » sont ajoutées à la Dixième et à la Quatorzième partie.
Les images peignent toutes des tableaux nocturnes, le noir et blanc de la gravure mettant en valeur les effets de contrastes de l’ombre et de la lumière, comme la déclaration poétique que Rétif inscrit dès les premières pages :
la lueur des réverbères, tranchant avec les ombres, ne les détruit pas, elle les rend plus saillantes : c’est le clair-obscur des grands peintres [12].
On compte six scènes d’extérieur et dix scènes d’intérieur : les extérieurs sont travaillés comme les intérieurs, le dessin occupant tout l’espace de la gravure, saturant l’image, à la manière des décors des débuts du cinéma. Le cadrage à chaque fois est serré sur le groupe central des protagonistes [13].
[1] Pour un aperçu de l’œuvre et de la vie de Rétif de la Bretonne, agrémenté de belles illustrations, voir le catalogue édité pour l’exposition d’Auxerre en 2006 : Je suis né auteur pour ainsi dire. Rétif de la Bretonne 1734-1806, Pierre Testud, Bibliothèque d’Auxerre.
[2] Ouvrages de référence : Rétif de la Bretonne, Les Nuits de Paris ou le Spectateur-nocturne, Londres, 1788-1789, 7 tomes, 14 parties. Ainsi que Rétif de la Bretonne, Les Nuits de Paris ou le Spectateur nocturne, éd. critique Pierre Testud, Paris, Honoré Champion, 2019, 5 tomes, 2461 pages.
[3] Il s’agit de La Semaine nocturne daté de 1790, sous-titré Sept Nuits de Paris qui peuvent faire suite aux 380 déjà publiées. Ouvrage servant à l’Histoire du Jardin du Palais-Royal, et le volume de la Seizième partie daté de 1794 (ce que des éditeurs modernes ont nommé Nuits révolutionnaires). Nous laisserons de côté ces « Nuits révolutionnaires », le Spectateur-nocturne étant absent des deux estampes centrées sur deux épisodes historiques, qui appelleraient des commentaires spécifiques.
[4] Le Quadragénaire ou l’homme de quarante ans, publié en 1777, est le premier livre de Rétif orné d’illustrations ; quinze estampes dessinées par André Dutertre enrichissent ce livre. « Au total, nous lui sommes redevables de six cent cinquante gravures et quelques » selon son biographe Daniel Baruch (Nicolas Edme Restif de la Bretonne, Paris, Fayard, 1996, p. 166). Pour une introduction à la fonction de l’estampe chez Rétif, voir N. Masson, « Le livre illustré sous l’Ancien Régime », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, n° 57, mai 2005, pp. 99-112.
[5] « Les livres à figures » : on désigne ainsi les livres du XVIe au XVIIIe siècle enrichis de planches gravées hors-texte parfois réservées aux exemplaires de luxe. Toujours très soigné, le livre à figures s’inscrit dans la tradition de l’enluminure. Pour mesurer l’importance de l’image dans la publication romanesque de Rétif, on se reportera à l’analyse approfondie de Benoît Tane sur les gravures du Paysan perverti, dans le chapitre « Edmond : Figure et Perversion. Les dangers du regard », dans « Avec figures ». Roman et illustration au XVIIIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, pp. 395-460.
[6] La quatrième édition du Paysan perverti publiée en 1782, comporte les 82 gravures de L. Binet et J. Le Roy, avec L. Berthet. On estime à 383 le nombre des estampes qui illustrent les Contemporaines, la grande publication qui est achevée en 1785.
[7] Même si Rétif est toujours attentif à la cohérence de l’illustration, comme il l’expose dans Les Figures du Paysan et de la Paysanne pervertis où il écrit : « Les sujets d’estampes ont été choisis de manière à faire liaison entre elles », la série obtenue n’offre pas la même unité que celles des Nuits de Paris (Restif de la Bretonne, Le Paysan perverti, éd. François Jost, Lausanne, L’Age d’homme, 1977, t. II, p. 433).
[8] Voir le récit de la Bible en images, La Bibliothèque bleue. Littérature de colportage par Lise Andriès et Geneviève Bollème (Paris, Robert Laffont, « Bouquins », pp. 161-180), ou encore tout le courant d’imprimés satiriques, de chansons, de libelles réformateurs du XVIIe siècle, qui peuvent se présenter sous la forme de planches illustrées accompagnées de récits et de poèmes (G. Blanchard, La Bande dessinée, histoire des histoires en images, de la préhistoire à nos jours, Verviers, Editions Gérard, Marabout Université, 1969, p. 54 sq).
[9] Ph. Havard de la Montagne, « Qui a illustré Les Nuits de Paris ? », Etudes rétiviennes 31, décembre 1999, pp. 129-139.
[10] Pour toute cette discussion autour de l’attribution des gravures des Nuits de Paris voir l’introduction de Pierre Testud, Nuits, Paris, Champion, t. 1, éd. cit., pp. 41-47. La présence de la planche du Hibou dans le portefeuille de Gaucher conservé à la Bibliothèque nationale de France est, pour Philippe Havard de la Montagne, une preuve de son appartenance à cet artiste, mais non pour Jean-Claude Courbin qui n’y voyait qu’une erreur de classification.
[11] Mais, si rien ne semble assuré en ce qui concerne la création de ces estampes, nous savons par le Journal de Rétif qu’elles furent gravées par Louis Berthet, le graveur et l’ami de Rétif.
[12] Ire Nuit, Les Nuits de Paris, vol. I, p. 3.
[13] Pour une analyse du jeu et du sens de l’image rétivienne voir ma présentation des images de théâtre des Contemporaines : « Une histoire de l’actricisme en image au XVIIIe siècle : plongée dans quelques estampes des ouvrages de Rétif de la Bretonne », Actes du 2e colloque César, 2006 (consulté le 18 février 2020).