Territoires intimes du moi fragmentés
et fantasmés dans le roman graphique
espagnol contemporain
- Agatha Mohring
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L’intime est dans le trait : vers un récit de soi dessiné
Si les premières dynamiques autobiographiques en bande dessinée puisent leur source dans des œuvres relativement ponctuelles du début des années 1960 [1], elles commencent à s’affirmer dans les années 1970 [2], sous l’effet non seulement des mouvements underground [3] qui décloisonnent la bande dessinée [4] et revalorisent le statut de leurs auteurs [5], mais également d’une ouverture progressive du genre autobiographique aux arts visuels [6]. Ce développement du récit de soi en bande dessinée se poursuit [7] dans les années 1980 et s’accentue au tournant des années 1990 [8], notamment grâce au courant répondant à l’appellation controversée de la « nouvelle bande dessinée » [9]. Les problématiques d’écriture et de dessin de soi permettent alors à de nombreux auteurs de repenser la structure et les enjeux de la bande dessinée [10], et ainsi de renouveler le média [11]. Au cours de ces quinze dernières années, l’autobiographie et l’autofiction n’ont cessé de gagner du terrain [12], à tel point qu’elles sont fréquemment associées au phénomène éditorial du roman graphique [13]. Nous proposons de nous concentrer sur des romans graphiques contemporains qui, en explorant la représentation intime du moi, questionnent et renouvellent le récit de soi [14].
La prise en compte de la double construction, narrative et graphique [15], du moi à l’œuvre dans le roman graphique implique notamment de reconsidérer la définition de l’autobiographie de Philippe Lejeune, qui la décrit comme un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier l’histoire de sa personnalité » [16]. En dépit de sa pertinence intimiste, la restriction de cette définition à la prose laisse de côté la dimension aussi bien graphique que poétique du roman graphique centré sur le moi. Cette limitation a amené un certain nombre d’auteurs et de théoriciens à inventer de nouvelles terminologies et à penser les spécificités de l’autobiographie dans ce type de média. Philippe Lejeune lui-même propose de remédier à l’exclusion graphique de sa définition antérieure en inventant le terme « autobio-graphisme » [17]. Gillian Whitlock et Anna Poletti créent le néologisme « autographics » [18] afin de mettre en évidence la tension provoquée par le procédé de mise en image de soi, et de la déconnecter de la fidélité biographique. De son côté, Hillary Chute défend l’« autobiofictionalography » [19] qui, en réunissant ces terminologies antagonistes, fait éclater leur opposition.
Une telle profusion terminologique illustre l’ambigüité de ces romans graphiques intimistes faisant le récit dessiné de soi, qui ne semblent pouvoir se départir d’une certaine suspicion quant à leur authenticité. Dès lors, le concept d’« autocomic » [20] développé par Alfredo Guzmán Tinajero, résout l’antagonisme entre autobiographie et autofiction dessinées, et permet de se concentrer sur le rapport au moi et les processus d’élaboration, d’invention, de fantasme, de déformation et de diffraction [21] de soi à l’œuvre dans le roman graphique. Les dispositifs visuels et textuels de représentation et de construction de soi, en jouant avec la tension de la mise à distance et de l’identification émotionnelle [22], interrogent donc l’identité intime, polarisée par la fragmentation et les projections imaginaires et fantasmées, et frôlent l’altérité [23]. Ces représentations sont loin d’être décontextualisées. Elles s’inscrivent dans les territoires concrets et symboliques du moi et contribuent à le dévoiler, à travers la division, la répétition, la mobilité et les transformations spatiales.
Nous baserons notre étude des territoires liés aux récits en image de soi sur trois romans graphiques espagnols contemporains qui problématisent la spatialité. Aitor Saraiba raconte et dessine sa jeunesse, ses études, et ses amours dans El hijo del legionario [24]. Les différentes étapes de sa vie sont intrinsèquement liées aux lieux espagnols et outre-Atlantique qu’il s’est appropriés et dans lesquels il se projette par des voyages constants, réels et métaphoriques. Llavaneres [25] d’Arnau Sanz reconstruit le village Llavaneres et en fait l’écrin de ses souvenirs d’enfance. Le hameau joue un rôle extrêmement symbolique, et devient un véritable moteur du récit de soi. Enfin, dans Los Juncos [26], Sandra Uve réinterprète ses émois de jeunesse depuis le lieu idéalisé et érotisé des joncs qui parsèment l’ouvrage. Ces trois œuvres exploitent les potentialités narratives et graphiques de l’espace pour construire et déconstruire le moi à travers des procédés de fragmentation, de mise en mouvement et de projection intimes.
Fragmentation intime et spatiale du « moi-personnage » [27]
Les romans graphiques centrés sur les sentiments et la vie de l’auteur supposent que ce dernier s’inscrive dans la dynamique de l’autoreprésentation à travers le dessin de soi qui implique un investissement émotionnel et personnel majeur [28], et soulève des problématiques découlant de celles de l’autoportrait conçu comme une forme d’interprétation de soi [29]. Ces tensions se cristallisent dans le « moi-personnage » [30] multiplié, déformé et fragmenté dans le roman graphique.
[1] V. Alary, D. Corrado, B. Mitaine, « Introduction. Et moi, émoi ! », dans V. Alary, D. Corrado, B. Mitaine (dir.), Autobio-graphismes : Bande dessinée et représentation de soi, Chêne-Bourg, Editeur Georg, « L’Equinoxe », 2015, p. 15, note 11.
[2] G. Vilches Fuentes, Breve historia del cómic, Madrid, Nowtilus, 2014, p. 113.
[3] S. García, La novela gráfica, Bilbao, Atisberri, « Ensayo », 2010, p. 154.
[4] R. Sabin, Comics, comix & graphic novels, London : Phaidon, 1996, p. 211.
[5] V. Alary, D. Corrado, B. Mitaine, « Introduction. Et moi, émoi ! », art. cit., p. 17.
[6] Ph. Lejeune, « Avant-propos », dans Autobio-graphismes : Bande dessinée et représentation de soi, Op. cit., p. 11.
[7] R. Sabin, Comics, comix & graphic novels, Op. cit., p. 177.
[8] B. Beaty, « La autenticidad de la autobiografía », dans J.-M. Trabado Cabado, La novela grafica, poéticas y modelos narrativos, Madrid, Arco/Libro, 2013, p. 246.
[9] A. García Marcos, « El hombre tranquilo y las pequeñas cosas. Entrevista con Emmanuel Guibert », dans S. García (dir.), Supercómic : mutaciones de la novela gráfica contemporánea, Madrid, Errata Naturae, 2013, pp. 333-334.
[10] Fabrice Neaud, figure emblématique du renouveau de la bande dessinée par l’autobiographie, affirme notamment : « pour moi, le matériau autobiographique me paraissait assez riche, assez vierge et assez noble, en quelque sorte, pour échapper aux mécanismes et aux formes complètement oxydés des récits que les séries de 48CC des années 80 avaient imposés » (F. Neaud, J.-C. Menu, « L’autopsie de l’autobiographie », dans L’Eprouvette n°3, Paris, L’Association, 2007, p. 454).
[11] B. Berthou, « L’autobiographie : pour une nouvelle bande dessinée ? », dans M.-H. Popelard (dir.), Art, éducation et politique, Paris, Editions du Sandre, 2011, p. 2 (pagination HAL).
[12] S. García, La novela gráfica, Op. cit., p. 215.
[13] E. Campbell, « La autobiografía en el cómic. Una muy breve introducción a un tema muy extenso, visto desde una bicicleta en marcha », dans Supercómic : mutaciones de la novela gráfica contemporánea, Op. cit., p. 27.
[14] Fr. Simonet-Tenant, « L’autobiographie contemporaine : succès, résistances et variations », dans Fr. Simonet-Tenant (dir.), Le Propre de l’écriture de soi, Téraèdre, Paris, 2007, p. 24.
[15] P. Gálvez, N. Fernández, Egoístas, egocéntricos y exhibicionistas: la autobiografía en el cómic, una aproximación, Gijón, Semana Negra, 2008, p. 9.
[16] Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique. Nouvelle édition augmentée, Paris, Seuil, 1975, p. 14. Nous privilégierons cependant cette proposition à d’autres prérequis du même auteur, notamment le fait qu’« il faut qu’il y ait identité de l’auteur, du narrateur et du personnage » (Ibid., p. 15), difficilement applicable en raison du statut problématique du narrateur dans les bandes dessinées et les romans graphiques.
[17] Ph. Lejeune, « Peut-on innover en autobiographie ? », dans M. Neyraut (dir.), L’Autobiographie. VIes rencontres psychanalytiques d’Aix-en-Provence 1987, Paris, Les Belles Lettres, « Confluents psychanalytiques », 1990, p. 97.
[18] G. Whitlock, A. Poletti, « Self-Regarding Art », Biography, vol. 31, n° 1, winter 2008, p. v (au format pdf, consulté le 27 mai 2019).
[19] H. Chute, Graphic Women : Life Narrative and Contemporary Comics, New York, Columbia University Press, 2010, p. 3. Le terme « autobiofictionalography » est inventé par Lynda Barry pour décrire son roman graphique One Hundred Demons (L. Barry, One hundred demons, Seattle, Sasquatch Books, 2002).
[20] A. Guzmán Tinajero, « Les traces de soi. La transmédiation du moi-graphique dans American Splendo », dans Autobio-graphismes : Bande dessinée et représentation de soi, Op. cit., p. 155.
[21] V. Alary, D. Corrado, B. Mitaine, « Introduction. Et moi, émoi ! », art. cit., p. 20.
[22] J.-M. Trabado Cabado, « Construcción narrativa e identidad gráfica en el cómic autobiográfico: retratos del artista como joven dibujante », Rilce. Revista de Filología Hispánica, 2012, vol. 28, n°1, p 228 (consulté le 27 mai 2019).
[23] L. Flieder, « Ecritures actuelles du moi : entre auto-psy et autopsie », dans S. Kuwase, M. Masuda, J.-C. Sampieri (dir.), Les destinataires du moi : altérités de l’autobiographie, Dijon, Editions universitaires de Dijon, « Ecritures », 2012, p. 260.
[24] A. Saraiba, El hijo del legionario, édition augmentée, Logroño, Fulgencio Pimentel, Pepitas de Calabaza, 2015.
[25] A. Sanz, Llavaneres, Bilbao, Astiberri, « Crepúsculo, 53 », 2015.
[26] S. Uve, Los Juncos, Bilbao, Astiberri, « Sillón Orejero », 2006.
[27] Th. Groensteen, « Ambiguïtés de l’auto-représentation », Neuvième art 2.0, 2013 (consulté le 27 mai 2019).
[28] J.-M. Trabado Cabado, « Construcción narrativa e identidad gráfica en el cómic autobiográfico : retratos del artista como joven dibujante », art. cit., p 228.
[29] J.-L. Nancy, L’Autre Portrait, Paris, Galilée, 2014, p. 22.
[30] Th. Groensteen, « Ambiguïtés de l’auto-représentation », art. cit.