L’exposition de l’époux dans l’autobiographie
par la photographie : Denis Roche et
Françoise ; Alix Cléo Roubaud et Jacques ;
Hervé Guibert et Thierry

- Anne-Cécile Guilbard
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résumé

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L’autobiographie par la photographie, contrairement à l’écriture, n’engage pas uniquement le photographe qui s’y livre : son entourage proche, et particulièrement l’aimé(e), se trouve nécessairement pris dans le projet. Si, dans l’écriture, les époux (mari, femme, compagnon) des écrivains peuvent être dissimulés sous un prénom, une initiale voire un pseudonyme, les photographies, elles, engagent immédiatement leurs corps singuliers, leurs identités. Françoise Peyrot, Jacques Roubaud, Thierry Jouno sont ainsi les compagnons (non seulement des vies mais aussi) des œuvres, respectivement, de Denis Roche, Alix Cléo Roubaud et Hervé Guibert. On rencontre dans les œuvres leur visage, on découvre leur corps, on les voit parfois vieillir…

Au fond, ma question est celle du consentement au devenir-personnage de l’œuvre autobiographique de l’autre. Si l’époux – donnons-lui cette identité générique qui dit ce consentement – n’a aucune prise sur l’écriture de l’auteur, il en a en revanche, nécessairement, sur sa photographie.

 

Trois projets autobiographiques singuliers

 

Il s’avère que les trois projets autobio-photo-graphiques qu’on se propose d’examiner ont pour point commun, outre d’être contemporains – les années 1970-80 –, de débuter avec la rencontre du compagnon et de s’achever avec la mort de l’écrivain tandis que l’autre lui survit : ces œuvres autobiographiques appartiennent en somme, même si évidemment elles ne peuvent se réduire à cela, comme le dit Jacques Roubaud des cahiers de sa femme, « à notre temps commun » [1].

Le journal d’Hervé Guibert (1955-1991), dont l’auteur a préparé la publication posthume sous le titre Le Mausolée des amants (1976-1991) [2] est présenté dans une longue parenthèse initiale comme l’ouverture au public de la boîte en bois blanc dans laquelle Hervé Guibert déposait les lettres qu’il écrivait à « T. ».

 

(J’écrivais des lettres à T., sous la douleur les mots sortaient, je ne les lui envoyais pas, plaçais l’enveloppe cachetée à son nom dans une boîte de bois blanc, et il venait les lire, elles étaient à sa disposition, dans la boîte. (…) Les lettres ont cessé, le cahier a pris le relais, est devenu l’endroit où il pouvait venir lire, à tout moment, dans mon absence. (…) Maintenant j’ouvre la boîte au public, j’ouvre le cahier et je le laisse ouvert, exposé : je peux facilement m’imaginer mort [3].

 

Le lecteur de l’œuvre d’Hervé Guibert connaît bien T., « l’ami », l’amant élu, bisexuel, dont l’écrivain épousera la femme, avant la création du PACS et du mariage pour tous, pour la rendre héritière, elle et ses enfants – les enfants de T. – de la fortune que le succès de la trilogie du sida avait apportée à Guibert. C’était ainsi, aussi, précise-t-il dans A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie [4], « un mariage d’amour ». Thierry Jouno est mort l’été suivant le décès d’Hervé Guilbert en décembre 1991, pendant que se tenait une rétrospective à Nîmes de son œuvre photographique dans le cadre des Rencontres d’Arles. T. apparaît dans tous les livres autofictionnels d’Hervé Guibert, à commencer par L’Image fantôme (1981), recueil de textes sur la photographie à la première personne, qui lui est dédié (« à T., échappé du roman général ») ainsi qu’à ses parents, jusqu’à L’Homme au chapeau rouge (1992) qui sortira après la mort de l’écrivain. Si la présence de T. est discrète dans l’œuvre [5], elle est aussi permanente que celle du narrateur lorsque ce dernier se nomme Hervé Guibert. Rappelons que le projet autobiographique guibertien (« quand je disparaîtrai, j’aurai tout dit ») est à nuancer par le fait que selon son ami Michel Foucault, « il ne lui arrive que des choses fausses » [6]. Il précise en effet, dans L’Homme au chapeau rouge, « chercher des postures de récit dangereuses pour [lui] » [7]. Pour l’examen des photographies d’Hervé Guibert, on s’en tiendra au recueil publié par l’écrivain lui-même en 1984 aux Editions de Minuit, Le Seul visage.

Le Journal d’Alix Cléo Roubaud (1952-1983) couvre la période 1979-1983. Publié après sa mort par son époux Jacques Roubaud avec la reproduction de quelques photographies, il commence à la rencontre avec Jacques, et s’achève à la mort de l’écrivain-photographe, de la maladie respiratoire dont le journal prévoit, annonce continûment qu’elle l’emportera. L’époux, tantôt appelé « J. », « Jacques », ou « toi », y occupe une place là encore importante mais sans exclusivité. Pour les photographies, on examinera celles qui figurent dans la sélection du catalogue de l’exposition qui s’est tenue à la BnF en 2014, édité par Jacques Roubaud et Hélène Giannechini [8].

Denis Roche (1937-2015), enfin. Chez lui, écriture et photographie sont indissociables dans l’acte double que l’auteur promeut et commente dans tous ses livres depuis Louve basse (1976). S’il apparaît qu’il entretient des rapports conflictuels avec la notion d’autobiographie, prétendant ne pas vouloir raconter sa vie, mais commentant abondamment le rapport entre photographie et journal intime, il est de fait en plein accord avec la thèse photobiogaphique de Gilles Mora et Claude Nori selon lesquels la photographie est un « amplificateur d’existence » [9]. Il déclare : « j’écris donc je photographie », et Luigi Magno commente ce présent de l’indicatif comme un « temporel-circonstanciel, c’est le présent de l’acte d’écrire, de l’acte photographique. Il s’agit d’une action dans le temps, et sur le temps, et contre le temps » [10].

Selon les repères biographiques inscrits à la fin du catalogue Les Preuves du temps (2001) [11], il rencontre Françoise Peyrot en 1967 qui « sera, tout au long de son œuvre photographique, à la fois actrice et modèle, rôle et présence » [12]. Il écrit lui-même : « Il se trouve que l’exercice constant de la prise photographique remontait chez moi au début des années 1970, quand j’ai commencé à vivre avec Françoise, qui deviendra la compagne de ma vie » [13].

 

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sommaire
[1] Les cahiers « commencent quelque temps après notre rencontre, appartiennent à notre temps commun » (J. Roubaud, préface au Journal (1979-1983) d’Alix Cléo Roubaud, Paris, Seuil, « Fiction et Cie », 2009, p. 8).
[2] H. Guibert, Le Mausolée des amants, Paris, NRF-Gallimard, 2001.
[3] Ibid., p.9.
[4] H. Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Paris, NRF-Gallimard, 1990.
[5] T. apparaît aussi discrètement à la fin du film vidéo La Pudeur ou l’impudeur : à contre-jour, il porte Hervé Guibert, affaibli par la maladie, sur son dos jusqu’à la plage.
[6] H. Guibert, Le Protocole compassionnel, NRF-Gallimard, 1991, p.165.
[7] H. Guibert, L’Homme au chapeau rouge, NRF-Gallimard, 1992, p. 62.
[8] A. Cl. Roubaud, Photographies, BNF Editions, 2014. Cette dernière est l’auteur d’une très belle analyse de l’oeuvre d’Alix Cléo Roubaud, Une image peut-être vraie, publiée au Seuil en 2014.
[9] G. Mora & C. Nori, L’Eté dernier, manifeste photobiographique, Paris, Editions de l’étoile, « L’écrit sur l’image », 1983.
[10] L. Magno, « J’écris donc je photographie », dans L. Magno (dir.), L’un écrit, l’autre photographie, Lyon, ENS, 2007, p. 16.
[11] D. Roche, Les Preuves du temps, Paris, Seuil/Maison Européenne de la Photographie, 2001.
[12] Ibid., p. 187.
[13] D. Roche, La Photographie est interminable, Paris, Seuil, « Fiction et Cie », 2007, p. 15.