Le roman graphique et l’autobiographie :
le cas de Maus d’Art Spiegelman (1986, 1991)
- Christophe Gelly
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L’autobiographie publiée par Art Spiegelman en deux volumes – en 1986 et en 1991 – est un terrain d’études exceptionnel pour ce qui concerne les relations entre texte et image, mais aussi le statut culturel de la bande dessinée et le mode autobiographique. C’est à ce jour la seule BD à avoir reçu le prestigieux prix Pulitzer, signe d’une évolution des attitudes envers ce médium, et c’est aussi une BD que son auteur a voulu voir classée dans la catégorie non-fiction, comme il l’a demandé au New York Times [1]. Il s’agit enfin d’une autobiographie qui raconte l’histoire de son auteur Art Spiegelman à travers l’histoire de son père, Vladek, et de sa mère, Anja, et de leur traumatisme vécu pendant la seconde guerre mondiale dans les camps de concentration. Le projet même de l’œuvre mêle donc plusieurs éléments difficiles à concilier dans l’imaginaire culturel traditionnel : mémoire, histoire, BD, récit de soi à travers le récit de la vie d’un autre. Je propose de présenter cette œuvre et la manière dont s’articule en elle le rapport à l’autobiographie à travers une étude de la place des images dans Maus : de quelle nature sont ces images ? Quels sont les rapports entre elles et entre les différents niveaux narratifs dans lesquels elles s’inscrivent ? Nous verrons au final que l’œuvre de Spiegelman, mettant en scène le rapport entre mémoire et représentation, constitue une réflexion sur le médium bédéique lui-même et son aptitude à incarner un mode d’expression autobiographique.
Le parti-pris de la représentation
C’est une question évidente que celle des images au sujet de Maus. Non seulement parce qu’il s’agit d’une BD sur la Shoah – sorte d’oxymore culturel dans l’acception courante du médium – mais encore parce que l’œuvre choisit d’accentuer sa « bédéité » (la nature censément ludique et « inoffensive » que lui attribue le discours orthodoxe [2]) en représentant les personnages sous les traits d’animaux. Plus précisément, en représentant les nazis comme des chats et les juifs comme des souris – d’où le titre de l’œuvre [3] – la BD semble jouer avec son propre statut de BD, censément limitée à la mise en scène ludique de personnages tirés du règne animal [4]. C’est une stratégie de représentation qui a été amplement commentée par la critique. Du point de vue de la représentation autobiographique, je suggère d’en retenir trois éléments principaux.
Tout d’abord, comme cela a été suggéré par Thomas Doherty [5], cette imagerie animale reproduit – avec la distance de la stylisation – la représentation classiquement véhiculée par la propagande nazie assimilant le Juif à la « vermine ». Représenter les Juifs sous la forme de souris, c’est une manière de littéraliser ce discours de haine et d’en faire affleurer constamment les conséquences au niveau premier de la représentation. Par ce biais, Maus redéfinit la stratégie « animalière » de la BD en lui attribuant une signification historique. En second lieu, ce choix de l’animalisation des personnages vient bien sûr redéfinir et évoquer les nombreux usages faits auparavant de cette métaphore animale. Maus offrirait ainsi comme une version extrême et tragiquement historique des relations que nous avons l’habitude de voir mises en scène entre chats et souris dans ce médium – par exemple dans Tom and Jerry, dont les personnages sont d’abord apparus sous forme de BD dans les années 1940 avant d’être adaptés en dessins animés – mais ici elles n’ont plus de portée comique. Tout se passe comme si Maus nous révélait un pan caché de la puissance d’expression de la BD, insoupçonnée mais patente à travers cette reconfiguration d’un rapport d’hostilité entre personnages animalisés, rapports déjà caractéristiques du médium. Enfin, l’animalisation vient aussi signifier la limite de cette stratégie de représentation puisque paradoxalement cette stratégie échoue à se montrer totalement cohérente à plusieurs reprises. Notamment, lorsque l’identité des personnages est ambiguë, le texte ne peut maintenir une norme de représentation animale univoque – voir la page 50 du volume 2 par exemple, où il est impossible de déterminer si le personnage qui prétend être allemand l’est bel et bien (fig. 1). Plus encore, cette norme apparaît en tant que telle, comme un artifice, lorsqu’Art Spiegelman se représente lui-même à sa table à dessin, portant un masque de souris qui laisse deviner son visage humain (vol. 2, p. 41, fig. 2) [6]. En somme, l’imagerie animalière est doublement déconstruite dans Maus : elle est redéfinie comme littéralisation [7] de la violence historique (à partir de clichés culturels portant sur la représentation animale en BD) et elle est présentée comme artifice, dissimulant – mal ou à demi – la réalité des personnages.
L’utilisation de l’image dans cette œuvre est donc bien problématique, parce que cette image est toujours prédéterminée et connotée. L’imagerie animalière renvoie à la propagande nazie antisémite [8] et le procédé d’animalisation tout comme le médium bédéique assignent à l’œuvre une signification tout autant comique qu’agonistique. Et c’est sans doute là que Spiegelman tente de redéfinir le mode autobiographique dans ses rapports à la BD. Créant un récit en BD sur la Shoah, Art Spiegelman choisit de passer par le mode bédéique le plus ludique qui soit, l’animalisation, en référence notamment à Walt Disney [9], pour mettre en évidence l’obscénité apparente de toute narration de l’Holocauste [10]. Raconter la Shoah, c’est la réduire à un simple événement, non en partager le caractère indicible – et la réduction graphique vient simplement souligner et rendre visible cette obscénité du récit, cette impossibilité à transmettre par les voies de l’agencement narratif la tragédie de la deuxième guerre mondiale. Le récit bédéique serait donc présenté comme inapte – à un premier niveau – à véhiculer le récit autobiographique tragique du père de l’auteur, car il serait trop réducteur, simpliste – pour tout dire trop populaire et commercial. La situation textuelle est en réalité plus complexe.
[1] Th. Doherty, « Art Spiegelman’s Maus : Graphic Art and the Holocaust », American Literature, vol. 68, n°1 : « Write Now : American Literature in the 1980s and 1990s », mars 1996, p. 71 ; J. E. Young, « The Holocaust as Vicarious Past : Art Spiegelman’s Maus and the Afterimages of History », Critical Inquiry, Vol. 24, n°3, printemps 1998, p. 698.
[2] C’est d’ailleurs l’objet d’un monologue du personnage dans l’œuvre elle-même (A. Spiegelman, Maus, vol. 2 « Et c’est là que mes ennuis ont commencé », Paris, Le Club, Flammarion, 2000, p. 16).
[3] Ce titre est également polysémique puisque, comme le fait remarquer A. F. Wilner, le verbe « mauscheln » désigne également en allemand un discours empreint d’inflexions yiddish (« "Happy, Happy Ever after" : Story and History in Art Spiegelman’s Maus », The Journal of Narrative Technique, vol. 27, n°2 printemps 1997, p. 175). Sur le langage comme trait national et expression de la domination sociale, voir également A. Rosen, « The Language of Survival : English As Metaphor in Spiegelman’s Maus », Prooftexts, Vol. 15, n°3, septembre 1995, pp. 249-262.
[4] C’est l’argument d’Hillary Chute qui voit en Art Spiegelman l’auteur d’un style « anti-narratif » visant à remettre en cause et en question, de façon réflexive, le statut même et le fonctionnement du médium bédéique (« Comics as Literature ? Reading Graphic Narrative », PMLA, vol. 123, n°2, mars 2008, p. 457).
[5] Th. Doherty, « Art Spiegelman’s Maus : Graphic Art and the Holocaust », art. cit., p. 75.
[6] Voir G. Smith, « From Micky to Maus: Recalling the Genocide through Cartoon », Oral History, vol. 15, n°1, printemps 1987, p. 32 et A. Huyssen, « Of Mice and Mimesis: Reading Spiegelman with Adorno », New German Critique, n°81 : « Dialectic of Enlightenment », automne 2000, p. 79.
[7] Sur ce point voir Wilner, « “Happy, Happy Ever after”: Story and History in Art Spiegelman’s Maus », art. cit., p. 176.
[8] Voir Th. Doherty, « Art Spiegelman’s Maus : Graphic Art and the Holocaust », art. cit., p. 75 ; A. Huyssen « Of Mice and Mimesis: Reading Spiegelman with Adorno », art. cit., p. 74.
[9] Walt Disney est même cité (de manière erronée) par Vladek dans le volume 1 (Maus, vol. 1, « Mon Père saigne l’histoire », Paris, Le Club, Flammarion, 2000, p. 133).
[10] Michael Rothberg suggère un lien entre pornographie et mémorialisation dans son analyse comparée de Philip Roth et Art Spiegelman (« “We Were Talking Jewish” : Art Spiegelman’s Maus as “Holocaust” Production », Contemporary Literature, vol. 35, n°4 hiver 1994, pp. 664 et 666).