Etalon mémoriel : la place de l’autoportrait photographique dans I-Box (1962)
de Robert Morris et OPALKA 1965/1 - ∞
de Roman Opalka
- Elisabeth Amblard
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R. Opalka dit aussi : « au début je ne faisais pas attention à la chemise et j’ai vu qu’au lieu du vieillissement je n’avais fixé que les différentes sortes de chemises alors j’ai désormais une chemise là derrière le chevalet toujours la même » [39]. L’artiste reviendra sur cela, qui n’a rien d’anecdotique, lors d’un nouvel entretien, le 24 février 1996 :
si j’avais sans cesse changé de chemise je n’aurais pas donné une image du temps mais d’une collection de chemises/ce n’est pas une image narcissique que je montre c’est l’image d’une tête qui imagine qui approfondit (…) une photo note la parabole entre la précédente et la suivante [40].
Tout semble orienté selon cette volonté. Les photographies, l’une après l’autre, sont des points. Chacune d’elles peut être perçue comme générée par un dispositif pensé tel un étalon mémoriel, en ce que l’étalon propose un point fixé, un modèle de mesure, entrant dans la composition d’un système de références avec des paramètres donnés, néanmoins toujours évolutif, celui du « manifeste en devenir » invisible [41].
Il faut taire l’accessoire en neutralisant les contingences. Alors ce manifeste s’inscrit dans un rituel, un protocole immuable. S’enregistrent les correspondances ponctuelles, nécessairement volatiles. Traits pour traits.
Compte tout autant le temps interstitiel qui les lie, la durée qui ainsi s’égrène. C’est à la condition de ces données constantes, matérielles et spatiales, par lesquelles l’artiste crée des permanences, que l’image temporelle s’informe, que transparait l’impermanence du corps, empreint du temps. C’est là le caractère fort évolutif du vivant : « […] on tombe, un jour, sur une photographie d’il y a vingt ans et le trouble dont on est saisi soudain est irrépressible. Le regard scrutateur s’engloutit dans la question : comment serait-ce moi ce visage ? » [42]. Dans la durée, sans choc ni à-coups, R. Opalka permet une saisie de ce qui habituellement est vécu, su, mais échappe au regard. R. Opalka détaille ce phénomène à Hervé Legros en 1992 : « Quand nous sommes devant un miroir, chaque matin, nous croyons voir le même visage et pourtant ce n’est pas le même parce qu’il y a constamment changement dans le temps » [43]. L’œuvre OPALKA 1965/1 - ∞ déjoue l’oubli. En cela, il rend perceptible à l’échelle humaine l’infini temporel.
Mon corps à l’œuvre : une anthropométrie de l’individuel
Si une part évidente de l’autoportrait passe par la photographie, du corps ou du visage de l’artiste, une autre se développe par et dans l’étroite adaptation des dimensions de l’œuvre au corps même de celui-ci.
Quand il parle des œuvres des années 60, R. Morris n’hésite pas : « (…) c’est en travaillant avec des matériaux standards (…) et en faisant des objets que je pouvais manipuler seul, que j’obtenais l’échelle ; face à ces contraintes voulues, le corps prenait sa propre mesure ainsi que celle des objets. Je considérais cela comme une stratégie (…) » [44]. L’artiste conçoit, fabrique et déplace I-Box seul. C’est un premier élément qui préside aux choix des dimensions, à la faisabilité de l’objet-sculpture.
Robert Morris s’inscrit dans un « I ». Le « I » se cale sur les dimensions de son corps particulier. Il ajuste le cadre dans l’anthropographique du « I » [45]. Les pieds rencontrent sa base, le sommet de son crâne en touche la limite supérieure, ses bras, le long de son corps frôlent les flancs de la lettre qu’il remplit. Et si l’échelle est réduite, dans sa réduction même elle inclut largement la sculpture-performance qu’est Untitled (Box for standing) vue plus tôt, question de mesures, de mensurations qui taraudent l’artiste.
L’exigence de Roman Opalka concernant les mesures de chacun des éléments de son œuvre est stricte. Chacun des châssis de ses détails sont de mêmes dimensions, 196 sur 135 cm très précisément. Le 22 avril 1985, R. Opalka indique :
je commande mes châssis près de Turin/je sais qu’ils ne varieront pas d’un centimètre /pas même d’un millimètre/c’est le seul à qui je peux faire confiance/j’ai déterminé le format un mètre quatre-vingt-seize sur un mètre trente-cinq en fonction de ma taille/un peu comme on calcule les skis pour la personne (…) mon tableau correspond à mon corps et à l’ouverture de mes bras [46].
Il existe un schéma commun des proportions. Ce n’est pas cette généralité qui intéresse R. Opalka. Nous ne sommes pas ici à la recherche d’un idéal comme l’homme de Vitruve [47] mais devant la singularité d’un homme. L’artiste souligne, pestant contre la démesure des pratiques contemporaines : « ma dimension est modeste/elle est en rapport avec des proportions de mon corps (…) » ; « j’ai choisi un format à la dimension de mon corps et une œuvre à la dimension de ma vie » [48]. Quand il parle de la colonne faite de ses cent-quatre-vingts ou cent-quatre-vingt-dix Détails d’alors, superposés, plus haute que la Tour Eiffel, il précise : « je l’ai construit avec mon corps/sa mise en jeu/son sacrifice » [49]. Pour bien faire, toute installation des œuvres répond (ou devrait répondre) à des règles établies par R. Opalka, prenant comme étalon différentes dimensions de son corps. La mesure de la main du peintre sera choisie comme celle de l’espacement entre chaque toile lors de l’exposition des Détails : « […] entre chaque tableau toujours la même distance /vingt centimètres l’ouverture de ma main droite […] » [50].
[39] Ibid., p. 56.
[40] Ibid., p. 94.
[41] Selon l’expression de François Jullien dans Les Transformations silencieuses, Paris, Grasset Poche, 2010 [2009].
[42] Ibid., p. 11.
[43] H. Legros, « Roman Opalka, une vie de chiffre », Art Press, n°168, avril 1992, p. 12.
[44] Interview de R. Morris par Rosalind Krauss, « Autour du problème corps/esprit », Art Press, n°193, juillet-août 1994.
[45] « […] the container is thus contained, the extrinsic made intrinsic » (« Le conteneur est ainsi contenu, l'extrinsèque fait intrinsèque »), dans Robert Morris-The mind/body problem, Op. cit., p. 55.
[46] B. Noël, Le Roman d’un être, Op. cit., p. 14.
[47] Léonard de Vinci, Proportions du corps humain, dit L’Homme de Vitruve, vers 1492, Plume et encre noire, H. 0,77 m ; L. 0,53 m, Galleria dell’Accademia, Venise.
[48] B. Noël, Le Roman d’un être, 25 février 1996, p. 181.
[49] Ibid., pp. 180-181.
[50] « Toutes les installations répondent (devraient répondre) à des règles fixées par Opalka. En de nombreuses occurrences O. se plaint des libertés prises vis-à-vis des principes à mettre en œuvre lors de l’exposition de son travail » (B. Noël, « Détails », art. cit., 22 avril 1985, p. 49).