Formes de l’illustration au XVIIIe siècle :
la ligne et la page ?
- Benoît Tane
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La gravure des images en « creux » est en effet non seulement distincte en cela de la gravure des images en « relief » et de la matrice du texte, mais elle impose un autre type d’impression, avec une presse spécifique ; la pression progressive des rouleaux de la presse en taille-douce s’oppose au « coup de frappe » de la presse typographique et chacune a ses ouvriers spécialisés. La gravure sur cuivre engage donc techniquement au XVIIIe siècle un rapport spécifique au texte : celui du face-à-face, c’est-à-dire d’une tension entre deux éléments dont la proximité matérielle ne réduit pas les écarts de fonctionnement. A l’inverse, d’une part au XIXe siècle, la gravure sur bois revenue à la mode sous la forme du bois de bout puis d’autres techniques permettront l’alliance du texte et de l’image ; d’autre part la gravure sur bois de fil, qui s’était développée depuis le XVe siècle, permettait elle aussi d’imprimer l’image en même temps que le texte ; et auparavant, la copie manuelle des textes et des enluminures avait permis une intrication du texte et des images malgré une organisation très contrainte de la page du fait des ateliers. Certes, comme les premiers imprimés ont repris souvent les modèles du manuscrit, les imprimés avec des gravures sur cuivre ont poursuivi le modèle de l’intrication en proposant lettrines, culs-de-lampe et vignettes, non seulement typographiques – il s’agit alors de petits motifs combinés entre eux – mais aussi parfois de vraies scènes gravées sur cuivre occupant le tiers supérieur, voire la moitié de la page – les « vignettes » proprement dites. Mais, outre le fait que certains éléments, les fleurons par exemple, étaient en relief ou que certains graveurs proposaient des éléments gravés sur bois, cette profusion de l’image marginale, plus ou moins importante selon les moments du siècle et les sites de production, n’est pas ce qui engage de la façon la plus forte le rapport du texte et de l’image dans les éditions du XVIIIe siècle. L’exemple des Baisers s’avère surtout archaïsant ; il clôt une période et relève du tour de force, à une époque où l’impression des textes est devenue la norme. Depuis l’époque de Gutenberg, à l’exception de rares livres entièrement xylographiques au XVe siècle et de tout aussi rares livres entièrement gravés sur cuivre, les textes sont constitués de caractères mobiles.
La différence technique qui nous intéresse encourage davantage le développement d’estampes pleine page, reliées dans le volume par la suite. En outre, la page de titre gravée, dans laquelle le texte du titre est encadré dans un ensemble figuratif, souvent architectural, n’est plus à la mode alors qu’elle l’était encore au XVIIe siècle. Elle cède le pas à la page de titre typographique telle que nous la connaissons, face à laquelle le frontispice peut être entièrement consacré à l’image. Pour certains commentateurs, la page de titre gravée est même à l’origine de la page de titre typographique, qui naîtrait de la séparation progressive du texte et de l’image au seuil du livre [16]. L’illustration est très souvent constituée de ces frontispices, cette image placée en face de la page de titre ou du début du texte, mais l’estampe est aussi parfois placée en face du texte auquel elle renvoie, ce que souligne l’indication destinée au relieur, dans un angle de la feuille. Dans les « espaces du livre », pour reprendre l’expression de Roger Laufer [17], les rôles sont bien distribués.
D’ailleurs, le rapport que le texte et que l’image entretiennent avec le papier n’est pas non plus le même. La page de texte, à l’exception de l’in-plano, qui correspond à une feuille entière, ne coïncide jamais avec la feuille passée sous la presse : la page de texte procède toujours d’un pliage de la feuille, dont l’in-folio, l’in-4°, l’in-8°, l’in-12, l’in-18, l’in-24, l’in-32 voire d’autres plus extrêmes encore… sont autant de variantes, selon le nombre de pliages effectués ; de surcroît, comme le format des feuilles diffère d’un producteur à l’autre, un même pliage n’implique pas un format « réel » régulier des pages réalisées à partir de feuilles de différentes origines. L’image, quant à elle, fonctionne sur le mode inverse : quelle que soit sa dimension réelle, elle correspond toujours à une feuille unique puisque l’on ne tire en général qu’une plaque sur une feuille. La feuille de l’estampe est bien mise au format de la page, notamment quand le livre est relié puisque les pages sont alors massicotées ; pourtant, le papier plus fort de l’estampe la fait reconnaître dans le volume, et presque à l’aveugle parmi les pages de texte. La tension technique entre l’image et le texte ouvre aussi à une tension de la réception du livre, l’image pouvant attirer l’œil et le doigt et mettre en œuvre une lecture discontinue du volume, qui n’en est même pas nécessairement une, centrée qu’elle peut être sur les images.
Une telle image semble donc être faite pour fonctionner seule, sur le modèle de la feuille, et le collectionneur du XVIIIe siècle les rassemble d’ailleurs dans ce qui s’appelle logiquement des « portefeuilles » d’estampes. Le mode privilégié de diffusion des images est même à l’époque celui de l’estampe volante [18], qui serait tentée d’amener le texte à elle plutôt que d’aller à lui : les privilèges des dominotiers stipulent le nombre de lignes de texte, gravé, qu’ils sont autorisés à faire figurer sur leurs feuilles ; quant aux graveurs qui travaillent pour les éditeurs, les graveurs « en petit », ils relèvent d’une autre corporation et sont directement liés aux producteurs du texte imprimé, bien que même lorsqu’elle est prévue pour être insérée dans un livre, l’estampe puisse être vendue à part.
Il ne s’agit pas de confondre les deux productions, estampe volante et estampe insérée dans le livre. Si cette estampe d’illustration est souvent pleine page, elle prend ainsi la forme d’une image rectangulaire, au format portrait, dont la largeur représente entre le tiers et la moitié de la hauteur. On a rarement pris la mesure des implications de ce format alors que l’on a parfaitement conscience que le format rectangulaire majoritaire dans la peinture de chevalet est une forme qui a sa propre histoire [19]. Ce format convient bien aux groupes réduits de personnages représentés en pied et occupant au moins la moitié de la hauteur de l’image. Dans les intérieurs élégants représentés dans les estampes d’illustration, ce format évoque les ouvertures artificielles, des fenêtres et des portes par lesquelles des personnages surprennent les scènes ; cette proximité joue irrésistiblement en faveur d’un jeu d’écho entre l’espace représenté et l’espace de la représentation. Dans le cas des vignettes, également rectangulaires mais plus larges que hautes, on aura plus fréquemment une composition en frise qui multiplie les personnages ou qui distend l’espace qui les sépare. Dans les fleurons et les culs-de-lampe, l’espace est souvent irrégulier et les limites avec le blanc de la page moins nettes : des personnages, des putti notamment, font le lien entre le centre de l’image et le reste de la page.
[16] Sur la situation du livre de fiction illustré dans cette évolution, voir mon article : « Figures du livre ? Les seuils des éditions littéraires illustrées au XVIIIe siècle », dans Visages du livre. L’iconographie de la page de titre, colloque organisé par J.-L. Haquette à l’Université de Reims, du 13 au 15 mars 2008, actes à paraître.
[17] R. Laufer, « Les espaces du livre », dans Histoire de l’édition française, tome II : Le livre triomphant, 1660-1830, sous la direction de H.-J. Martin et R. Chartier, Paris, Promodis, 1984, notamment p. 131.
[18] Sur cette production, voir M. Grivel, Le Commerce de l’estampe à Paris au XVIIe siècle, Genève, Droz, « Histoire et civilisation du livre » n° 16, 1986.
[19] M. Schapiro, « Sur quelques problèmes de sémiotique de l’art visuel : champ et véhicule dans les signes iconiques » [« On some Problems in the Semiotic of Visual Art, Field and Vehicle in Image-Signs », dans Semiotica I, 3, 1969 (1ère version : 1966), pp. 223-242], traduction française dans M. Schapiro, Style, artiste et société, Paris, Gallimard, 1982, pp. 7-34.