Images marginales de quelques manuscrits
arrageois : montage et sens

- Myriam White-Le Goff
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Fig. 34. Biblia sacra, XIIIe s., Ms 561

Fig. 36. Manuscrit français, fin XIIIe s., Ms 1043

Fig. 37. Bréviaire monastique, XIVe s., Ms 729-1

Fig. 38. Manuscrit latin, XIVe s., Ms 47

Fig. 39. Manuscrit latin, XIVe s., Ms 47

Ces références à l’écriture ou à la lecture peuvent prendre une coloration plus précise, plus ancrée dans la matière même du folio. Ainsi les images marginales fonctionnent également en association avec les miniatures apparaissant dans le centre du folio. De fait, il est à présent admis que le peintre des images marginales des manuscrits arrageois que j’ai consultés est le plus souvent le même que celui de l’image principale [23]. D’ailleurs, les miniatures et les images marginales apparaissent majoritairement aux mêmes folios dans mon corpus. Différents échos et clins d’œil s’établissent ainsi aisément entre le programme iconographique central et les éléments marginaux. Au folio 108v du manuscrit 561 (fig. 34), les marges sont l’objet d’un très grand travail, qui vient rivaliser avec les miniatures. En bas à gauche, on peut observer une scène de siège, à un moment où le texte du folio rapporte comment Nabuchodonosor renforce la défense de la cité de Ninive et la rend imprenable et comment il livre bataille au roi Arphaxad, culbute son armée et parvient jusqu’à Ecbatane dont il s’empare des tours et ravage les places, au début du livre de Judith. La marge semble ici, comme c’est rarement le cas, illustrer le texte.

Au folio 164r du manuscrit 790 (fig. 35 ), par exemple, un personnage de la miniature semble montrer un animal fabuleux dans la marge qui le surplombe. Dans le manuscrit 1043, nombre de créatures marginales touchent les miniatures et semblent interagir avec elles, comme les deux chevaliers hybrides du folio 190r (fig. 36) qui semblent soutenir l’édifice de la miniature, l’épée tirée, comme pour la défendre. Au folio 266v du manuscrit 729-1 (fig. 37), un personnage vêtu de rouge comme l’évêque de la miniature, mais sans mitre, est placé hors miniature. Il en imite le personnage central et tient comme lui un texte. On suit une logique de mise en abyme, soit satire soit insistance, et quoi qu’il en soit, jeu spéculaire entre images et texte. Différents jeux de montage entre miniature et images marginales peuvent avoir lieu, tout comme entre ces images et le texte. La place et la position de l’image marginale par rapport au texte peuvent en altérer le sens. Ainsi les hommes nus sont souvent considérés comme des figures du fou ou de l’homme sauvage : elles évoquent plutôt l’humanité déchue que l’homme pur d’avant la chute. Toutefois, dans nos manuscrits, il semble qu’une association se produise à plusieurs reprises entre un homme nu et la matière du texte, comme au folio 199v du manuscrit 47 (fig. 38). Un homme nu vu de dos est installé sur le dos d'un lion, en déséquilibre, comme cherchant à atteindre le haut de page, peut-être le morceau manquant. On remarquera qu’il est vu de dos, ce qui cache les parties sexuelles du personnage qui, en outre, s’étend vers le ciel dans un mouvement synonyme d’élévation spirituelle, vers le haut du texte. Au folio 74 du même manuscrit 47 (fig. 39), un homme nu, déhanché, semble montrer le texte, quoique tourné vers l’extérieur de la page. Cherche-t-il à jouer un rôle d’intermédiaire entre le texte et son public ? Sa position est-elle celle d’un lecteur humble, qui se dépouille devant ce que lui apporte le texte ? Le montage de certaines images avec le texte permet une remotivation et un enrichissement de leur signification.

Mary Carruthers a bien souligné « la valeur cognitive de la surprise et de la nouveauté (…) car il nous est plus facile de nous souvenir de l’inhabituel, qui retient notre attention. La comparaison ‘frappante’ a donc une valeur heuristique ». Elle met en lumière la valeur du « jeu combinatoire » qui suppose « la capacité à reconnaître les assemblages de base » [24] qui permettait de « mettre au point des techniques permettant de séparer et de recombiner un matériau qui serait ensuite ‘agencé’ dans la mémoire à des fins cognitives » [25]. Ce qu’elle observe à propos des versus rapportati (jeu codifié entre texte et image) convient très bien à ce que nous avons vu des images marginales :

 

la manière dont le genre requiert la ‘division’ de tout en unités plus petites, qu’il faut recombiner ou ‘composer’ pour que les mots et les images prennent du sens, reproduit très précisément les deux tâches jumelles de la lecture et du fonctionnement de la mémoire – la divisio, qui permet l’absorption, et la compositio grâce à laquelle ce qu’on a observé peut servir à nourrir la pensée. Les vers illustrent la technique de la divisio, et les dessins au trait qui sont élaborés à partir de ces vers, celle de la compositio (p. 183).

 

Division et composition apparaissent comme deux mouvements essentiels de la pensée, comme ils sont deux moments de tout montage. On comprend par là l’importance décisive du montage dans l’élaboration sinon d’une pensée, du moins d’un cheminement associatif ou d’une œuvre singulière.

En outre, Mary Carruthers évoque les sentiments contradictoires que suscitent les monstres et grotesques :

 

Les grotesques sont des monstres effrayants, et éveiller en soi la crainte, l’angoisse, est une amorce courante de la méditation. Mais souvent, ces grotesques sont aussi amusantes, propres à réjouir la cellula deliciarum de la mémoire, à sortir l’esprit de sa torpeur. Elles montrent, en outre, ce que l’esprit doit faire pour commencer à penser : il doit réunir, assembler, adjoindre, par la similitude et l’opposition, les éléments que sa mémoire a engrangés sous forme d’images. La pensée fertile exige plus qu’un simple travail de copie : elle implique qu’on fabrique des chaînes et qu’on édifie des murs ; les combinaisons dérangeantes qui composent une grotesque médiévale peuvent, en choquant (ou en divertissant) le lecteur, lui rappeler que sa propre tâche est d’invention active et que toute réceptivité passive ne pourra le conduire qu’à errer mentalement, qu’à ‘quitter la piste’ [26].

 

De même, on peut considérer que les images marginales non seulement mettent en forme des cheminements mais encore stimulent l’initiative de la pensée. De fait, le Moyen Age avait fort bien perçu le lien entre affect et intellect, qui est mis en lumière par les neurosciences aujourd’hui.

Enfin, « figurer l’infigurable » comme le font les images marginales a des implications plus élevées dans la pensée médiévale, et particulièrement dans le contexte de manuscrits rassemblant des œuvres pieuses. Comme l’énonce ce passage du Pseudo-Denis l’Aréopagite :

 

Si l’on a raison de figurer l’infigurable, de donner forme à ce qui est sans forme, ce n’est pas seulement parce que nous sommes incapables de contempler directement l’intelligible, parce qu’il nous faut des métaphores spirituelles adaptées à la mesure de nos moyens, des images qui mettent à notre portée les spectacles sans figure du merveilleux, - mais aussi parce qu’il convient parfaitement aux passages mystiques de l’Ecriture de cacher sous des énigmes indicibles et sacrées, et de soustraire ainsi au vulgaire, la sainte et mystérieuse unité de ces intelligences qui n’appartiennent pas à notre monde. (…) Quant au caractère inadéquat des images scripturaires, quant à l’inconvenance qui consiste à accoler de si basses allégories à des légions de forme divine et d’une parfaite sainteté, il faut répondre à cette objection que la révélation du sacré se fait selon deux modes. Le premier mode procède naturellement par de saintes images adéquates à leur objet. Le second mode pousse au contraire l’inadéquation des figures qu’il modèle jusqu’à l’extrême invraisemblance, jusqu’à l’absurdité [27].

 

De fait, les différents degrés de montages des images marginales dessinent un spectre de réceptions possibles, qui n’occultent jamais leur nature intrinsèquement énigmatique, entre profonde absurdité et sentiment confus du sacré.

 

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[23] J. Wirth a montré cela pour la grande majorité des manuscrits comportant ce type d’images (Les Marges à drôleries des manuscrits gothiques, op. cit., p. 37).
[24] Ibid., p. 179.
[25] M. Carruthers, Machina memorialis..., op. cit., p. 172.
[26] Ibid., p. 211.
[27] Pseudo-Denis l’Aréopagite, Hiérarchie céleste, dans Œuvres complètes du Pseudo-Denys l’Aréopagite, trad. M. de Gandillac, 1943, pp. 189-190.