Images marginales de quelques manuscrits
arrageois : montage et sens
- Myriam White-Le Goff
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Fig. 6. Manuscrit latin, XIVe s., Ms 869
Fig. 7. Manuscrit français, XIIIe s., Ms 1043
Fig. 8. Manuscrit latin, XIVe s., Ms 229
Fig. 11. Missel des principales fêtes à l’usage
de Saint-Vaast d’Arras, XIVe s., Ms 869
Fig. 13. Manuscrit français, XIIIe s., Ms 1043
Fig. 15. Manuscrit latin, XIVe s., Ms 869
Beaucoup d’hybrides présentent, comme le grylle, un bas de corps animal, négativement connoté, lié aux aspirations de la chair, mais le haut de leur corps, comportant un buste, cette fois, est anthropomorphe. Un certain nombre accentue ce contraste du bas et du haut puisqu’ils revêtent les atours du clergé. Critique ? Satire ? Simple adresse aux destinataires de nombre de ces manuscrits ? Sans doute à la fois connivence et satire puisqu’une telle association était possible dans la mesure où l’on avait conscience de la possibilité de l’auto-dérision dans la quête de l’humilité chrétienne. C’est le cas des folios 19 et 29 du manuscrit 869 (figs. 5 et 6). Ce sont des évêques qui apparaissent sous la forme d’hybrides mi-animaux. Les images stigmatisent les imperfections ou les hypocrisies qui peuvent avilir jusqu’aux membres les plus élevés du clergé.
Parmi les hybrides les plus représentés figurent les centaures : ils sont un héritage de l’Antiquité, mais aussi, ils rappellent la figure médiévale du chevalier. On trouve ainsi des centaures guerriers dans le manuscrit 1043 (fig. 7). Les scènes de combat et particulièrement de joute ou de tournoi font non seulement écho aux activités chevaleresques, mais encore elles peuvent symboliser le combat spirituel qui se livre entre le bien et le mal dans le monde et dans l’âme de chacun.
D’autres hybrides forment des personnages de musiciens. Ainsi au folio 524r du manuscrit 229 (fig. 8) et au folio 23r du manuscrit 869 (fig. 9 ). Entre ces musiciens, ceux qui jouent des trompes sont particulièrement représentés (Ms 47, f° 33v, fig. 10 ). Ils rappellent la nécessité d’éveiller les consciences endormies. Ils symbolisent l’appel biblique à la vigilance. Au plan du montage, l’hybridité se double d’une inversion du sens des fragments de corps. Le haut du corps semble orienté à l’opposé du bas, comme pour suggérer la dissociation entre la chair et l’esprit, peut-être, et, au plan purement esthétique, cela accentue l’impression d’artifice, de construction iconographique plus que de référence à quelque réalité merveilleuse. Il en va ainsi pour le joueur de trompe du folio 12 du manuscrit 869 (fig. 11). Le même montage intervient pour le joueur d’orgue portatif du folio 21r du même manuscrit (fig. 12 ). L’inversion des directions est très sensible dans une séquence qu’on retrouve plusieurs fois, notamment dans le manuscrit 1043 (figs. 13 et 14 ) [10], et qui présente un personnage montrant du doigt un hybride musicien, en contorsionnant son corps et dont les membres apparaissent disproportionnés. Le montage est très visible et stimule une gymnastique visuelle et mentale. Il invite à un cheminement dans l’image en construisons des tensions et une dynamique entre les différents segments associés.
Quand on consulte les manuscrits arrageois les uns après les autres, on est frappé par la récurrence de certains motifs. L’effet de montage que j’ai montré au niveau de chaque image se double d’un second effet, au plan macrostructural, les motifs prennent sens différemment dans les contextes contrastés où ils sont placés. Ainsi certains personnages se retrouvent d’un manuscrit à l’autre : nombre de porteurs/lanceurs de pierres dont je n’ai pas encore réussi à élucider les significations précises (on en trouve dans les ms. 1043, 47…, figs. 15 et 16 ). La pierre est toujours sur le point d’être lancée et son poids semble s’ajouter au mouvement du porteur pour le mettre en déséquilibre sur une arrête de la bordure, bras tendu, prêt à lancer ou juste à la recherche de l’équilibre. On peut proposer une référence à quelque jeu ou travail familier mais on peut encore voir une image du fardeau du pécheur dans ces images. Toutefois elles ne me paraissent pas explicites.
Plus compréhensibles pour moi, les nombreuses figures d’archers qui font références à des activités quotidiennes contemporaines mais aussi qui permettent d'envoyer une flèche vers un passage du texte à mettre en valeur ou qui devrait être lu à un autre endroit du texte [11]. Notre corpus en présente de nombreux exemples dont ceux du folio 57 du manuscrit 561 (fig. 17) ou du folio 9 du manuscrit 47 (fig. 18 ).
Si on a longtemps postulé le caractère arbitraire des images marginales,
on doit à Laura Kendrick d’avoir montré comment le terme anglo-normand de bo(u)rdure permettait d’expliquer la présence, dans les marges des livres, d’images représentant le jeu – d’instruments de musique, entre autres : c’est là le produit d’un enchaînement de calembours faits à partir du substantif bo(u)rde, qui signifie « blague, gaffe ». La série inclut le verbe bo(u)rder, qui veut dire « jouter dans les tournois » ou « courir la quintaine » : de fait, les marges des livres anglais montrent souvent des scènes de combats de chevaliers ou des créatures déguisés en chevaliers. Bo(u)rde renvoie aussi (sous la forme bordée, N.d.T.) à l’acte sexuel, or on sait depuis longtemps combien les scènes marginales peuvent être scabreuses [12].
Ce jeu associatif fonctionne très bien dans les manuscrits arrageois. Nous avons observé les musiciens, portons à présent notre regard sur les avatars de chevaliers. Sur le folio 169 du manuscrit 790 (fig. 19 ), on voit le combat de deux chevaliers animaux, chevauchant des chiens. Il est d’ailleurs vraisemblable que chaque cavalier (lièvre et autre petit animal) ait pour monture son propre prédateur, dans une logique de dérision et d’inversion [13]. Le combat chevaleresque peut prendre des formes diverses. Dans le manuscrit 47, un homme combat un hybride oiseau (fig. 20). On varie les combats à armes égales ou inégales dans une logique satirique et subversive, qui peut aussi être métaphorique de combats spirituels.
Pour ce qui nous intéresse ici, le « montage » est aussi mis en œuvre, concrètement, dans le chevauchement d’une créature par une autre, jusqu’à une logique parfois assez vertigineuse d’échos, d’emprunts et de renversements, comme dans cette image du folio 38v du manuscrit 47 (fig. 21 ). Un cavalier musicien, nu, chevauche une monture inappropriée, à l’envers, ce qui conduit cette même monture à une forme de contorsion. Le groupe repose graphiquement sur la bordure constituée de lianes géométriques. L’ensemble apparaît comme un jeu graphique qui peut arrêter l’esprit et le stimuler pendant un certain temps.
de calembours à partir de la syllabe lim- justifie peut-être aussi la présence assez fréquente, dans les marges des manuscrits, de chiens de chasse – de limiers (…) – poursuivant, jusque dans leur terrier, les lapins qui leur tiendront lieu, comme à leurs maîtres, de nourriture. Pister, chasser et pêcher sont autant de tropes désignant couramment le travail de la memoria méditative. Les créatures qui, pour les besoins de la composition, « récoltent » leur « miel » sur les « fleurs de la lecture » (flori-legum), ou en « dévorent » les fruits, constituent un motif générique d’ornementation des marges ; les oiseaux et insectes volants de toutes sortes (appelés, eux aussi, « aves ») figurent, pour leur part, l’âme et les pensées [14].
[10] 128r, 132v, 133v, 155r, 158r, 161r, par exemple.
[11] A ce sujet, voir mon article « De quelques marges de manuscrits arrageois : le texte au défi de l’image », dans Textimage, Varia 2, été 2010.
[12] M. Carruthers, Machina memorialis, Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Age, Paris, Gallimard, 2002 [Cambridge University Press, 1998], p 208.
[13] J. Wirth, Les Marges à drôleries des manuscrits gothiques, op. cit., p. 115.
[14] M. Carruthers, Machina memorialis..., op. cit., p. 209.