Portraits démontés et récit de soi dans
Le Page disgracié de Tristan L’Hermite

- Olivier Leplatre
_______________________________

pages 1 2 3 4

Fig. 1. J.-P. Norblin de La Gourdaine, Portraits
de traitres en effigie
, v. 1794

Pour fabriquer ce double portrait scabreux, le peintre a recours à un stratagème : il fait d’abord poser une soubrette qu’il remplace par la demoiselle pour un quart d’heure, le temps d’ajuster les détails de la ressemblance. La figure féminine obtenue est le résultat d’une beauté composée, à la manière dont le tableau de Zeuxis évoqué par Pline [5] combine cinq jeunes filles d’Agrigente pour parvenir à l’Idéal, mais bien entendu ici dans une version grotesque et dégradée. Le peintre fait croire aux dupés qu’il est payé pour compléter la galerie du château. Il prétend se servir de la demoiselle pour une Diane et le page à ses côtés est supposé entrer dans le tableau mythologique. Mais la métamorphose que le peintre imagine est celle d’un Ovide particulièrement sarcastique. Dans cet épisode où le bestiaire remplit un rôle central, l’image produit une sorte d’effet Actéon, en tout cas une attaque mordante de l’image. Le page, animalisé, en « grince des dents » (II, 34, p. 262) : son intimité est ravagée, sa réputation déchirée. Pour comble d’infamie, on convoque le page afin qu’il éprouve jusqu’au bout et aux yeux de son maître et de sa maîtresse la blessure narcissique d’un portrait-miroir dont tous peuvent venir se gausser.

Le page compare la machination qu’il subit à une exécution en effigie qui consistait à l’époque encore à condamner un individu en détruisant son image : un mannequin d’osier, un portrait peint brûlé ou pendu servaient de simulacres (fig. 1). Ce rituel juridique, mettant en jeu la représentation de soi, se confond ici avec les cérémonials du carnaval où le potlatch des images est monnaie courante. Il évoque encore l’usage de la peinture infamante, étudiée pour l’Italie médiévale par Gherardo Ortalli [6], et les pratiques de la damnatio memoriae héritées de l’Antiquité [7].

La contre-attaque du page s’appuie, elle aussi, sur des opérations de démontage et de remontage. Il s’agit en une première étape d’effacer la honte du portrait. Pour annuler la sanction en effigie, le page fait passer un coup d’éponge sur les visages. Puis il s’en prend au livret du peintre qu’il découvre par hasard. Le peintre lui-même est déjà intervenu sur le contenu de ce livret : d’une part, il a ajouté des cartouches aux portraits historiques à la sanguine en sorte de préciser les relations généalogiques de chacun d’eux ; et, d’autre part, il a augmenté l’ouvrage de nouveaux portraits : ceux de sa famille et le sien. Le page se ressaisit de ce montage pour insérer ses propres cartouches ; ou plutôt il complète ceux que le peintre a laissés inachevés au-dessus de ses portraits de famille.

D’une séquence à l’autre du double tour, le page supprime des visages et ajoute des noms : il ôte du tableau ses traits et ceux de la demoiselle, et d’un coup de plume, il écrit la généalogie comique du peintre. Au premier qui consulte le livret retouché (« un jeune comte de gentil esprit », II, 35, p. 264), le page dénonce le recueil doublement trafiqué. Après avoir provoqué l’hilarité de ce spectateur, il gagne par contagion le rire de toute la maison. Le remontage qu’il imagine lui permet de remontrer le livret autrement, d’un autre point de vue qui est celui de la satire féroce, et cette défiguration de l’image du peintre vaniteux, avide du reflet agrandi de lui-même à la taille de celui des Grands de la Cour, vient compenser l’exposition infamante du page lors de l’épisode précédent.

Le livret ainsi « apostillé » (II, 36, p. 264), comme l’écrit Tristan, dénonce l’impertinence du peintre Cretofle qui s’est introduit en parasite dans un livret conçu sur le modèle des galeries des Illustres du temps. L’injure inscrite dans le cartouche accolé au portrait le détache de son contexte. Elle signale la faute d’emplacement de l’image et elle établit le ridicule de l’imposteur, c’est-à-dire l’écart entre sa condition et celles des autres portraits. La périphrase (« du plus grand sot qui soit en France ») ne nomme pas le père du peintre, dont la dignité est insuffisante, mais elle énonce en son détour la vérité du portrait, finalement son néant. Le peintre, pris à son propre piège, se retrouve accroché au cartouche au-dessus de son portrait, comme pendu à un gibet. Il avait laissé l’inscription encore suspendue. Le page déroule le jambage d’une lettre et tire la corde des mots : il impose à son bourreau sa version de l’exécution en effigie.

Le règlement de comptes entre le peintre et le page (qui ne saurait s’en prendre au commanditaire princier) s’effectue à coups de représentation ; c’est un duel de figures qui s’appuie sur la performativité de l’image, sur son pouvoir de défiguration. Chacun en remontre à l’autre, et chacun montre l’autre pour le démonter. Le récit projette alors un petit film des visages, apparaissant, disparaissant : celui gonflé d’air du page qui souffle au derrière du chat crève l’écran ; nettoyé par la cousine, il est, sur la scène comique, remplacé par le portrait satirisé du peintre.

Le montage des visages dépend du transfert d’une figure à l’autre via l’effacement du page. Il suggère ainsi que l’affrontement acharné entre le page et le peintre est une violente affaire de double et, partant, d’image insupportable. Car le peintre met en vue ce que ne veut pas voir le page de lui-même : un moi bouffon, déchu, condamné piteusement aux pitreries ; un destin d’antihéros picaresque entachant le désir de grandeur et contrariant les prétentions à la galanterie qui sous-tendent les songes du page. Et quand ce dernier dégrade l’ambition sociale du peintre en vandalisant son livret, c’est aussi à l’idéal de lui-même qu’il s’en prend, c’est encore sur son désir d’image et sur ses hautes aspirations qu’il revient. La place personnelle et sociale, la juste situation au monde, voilà bien ce qu’interrogent les figures constamment déplacées dans les différents tours échangés entre le page et le peintre.

Les aventures du page suivent le parcours cahoteux d’une reconquête sociale. On le voit soucieux de regagner la valeur élevée de ses ancêtres dont il célèbre à l’orée du livre les vertus, en les faisant remonter au temps mémorable, nostalgique, des Croisades, cinq siècles auparavant. Or tout commence pour le page par une chute des images, par un patrimoine de figures ruinées : « J’ai vu comme disparaître en naissant la prospérité de mes pères » (I, 2, p. 29). La page aurait dû pouvoir admirer son portrait dans la galerie des Illustres dont le livret du peintre est la parodie ; le nom du père, des pères, aurait dû s’inscrire au-dessus de son portrait dans le cartouche réservé aux hommes qui font l’Histoire. Le page court sans relâche après cette bonne fortune égarée ; il aspire, en essayant toutes sortes de moyens de parvenir, à réparer le désastre qui l’a engagé dans les vicissitudes de l’existence. Il s’attache aux Grands, il espère inverser son destin grâce à de nouveaux maîtres bien placés, il souhaite se faire voir en Cour : il ne cesse de tourner dans le cercle de la mondanité. Or sa place est toujours ailleurs : quand il croit se fixer, il lui faut pour une raison ou une autre (et souvent de son fait) partir précipitamment ; son identité n’est qu’une trace erratique. On le suit de disgrâces en disgrâces, d’exils en exils, mais la première disgrâce s’abat sur lui dès la naissance, venue avec la déchéance paternelle.

Le livret du peintre contient le visage de son fils mort et à l’arbre généalogique le page greffe l’expression de l’idiotie superlative (le « plus grand sot » ; crétinerie déjà signée dans le prénom Cretofle). Mais la vie du page ne vaut guère mieux : un destin de fantôme sans autre repère qu’une généalogie d’histoire comique ou de roman picaresque, là où le jeune homme attendait de quoi écrire des Mémoires. Parfois, le page se prend à rêver de noblesse et il s’imagine devenir le héros des livres qu’il dévore. Cependant rien de ce qu’il entreprend ne parvient au sublime : ses galanteries copiées dans les livres se soldent par des échecs et sa geste qu’il voudrait épique tombe le plus souvent au niveau des rixes de valets.

Le narrateur prend initialement acte, en s’en lamentant, de la faiblesse voire de l’indignité de l’image, liée au désastre historique des pères. Le peintre auquel s’en prend le page en est le médiateur détestable. Il est l’homme des images à humilier parce que l’image est une humiliation, la cause fatale du ridicule depuis la naissance et avant elle déjà. Pour Tristan, il a existé autrefois un prestige de l’image, qui s’est évanoui, à la manière dont Pline raconte au Livre XXXV de son Histoire naturelle l’histoire de la peinture comme celle d’une perte et même d’une mort de l’image à l’origine. Pline regrette un temps des images qui était celui des représentations parfaitement ressemblantes, des peintures de portrait transmises de générations en générations. C’est à un type de représentations très précis qu’il pense : non pas n’importe quelle peinture, mais les masques moulés en cire sur le visage des ancêtres, rangés dans des niches au seuil des demeures et présents lors des cortèges familiaux qui accompagnaient la mort d’un parent. Puis est venu, selon Pline, un autre temps des images, abandonné à l’art pour lui-même, distinct des rites civiques et indifférent aux archives des familles. Un temps de crise, dispersant la ressemblance, qui a par exemple rendu possible que l’on démonte, que l’on remonte des images et que l’on s’adonne à la jouissance des imitations factices : « La distinction entre les traits individuels est ignorée. On permute les têtes des statues, et là-dessus courent depuis longtemps des vers satiriques ». Aussi Néron, l’un des fossoyeurs de la vérité de l’image, s’amuse-t-il à faire dresser son portrait sur une statue de Zeus Olympien. Pour Pline, l’art est entré dans l’ère de l’imposture visuelle, des idoles brisées et refaites.

 

>suite
retour<
sommaire

[5] Pline, Histoire naturelle, Livre XXXV, chapitre 91.
[6] G. Ortalli, La Peinture infamante du XIIIe au XVIe siècle., Paris, Gérard Monfort, 1994.
[7] V. Huet, «  », Cahiers du Centre Gustave Glotz, Année 2004, Volume 15, n°1, pp. 237-253.