Les dix-neuf premières années de sa vie ont inspiré au poète Tristan L’Hermite une expérience littéraire singulière : en 1643, alors qu’il a une quarantaine d’années et traverse une crise personnelle, il publie, dans une assez grande indifférence, un récit personnel irisé de mélancolie. L’ouvrage semble inachevé et ressemble à nos autofictions modernes [1]. Tristan raconte, en brouillant les frontières de l’autobiographie et du roman, les difficultés de son apprentissage du monde et les méandres de sa formation à la carrière des lettres. Le texte oscille entre existence retrouvée et parcours réinventé. Sous la livrée du roman, s’écrivent ou se récrivent les aventures d’un page disgracié qui se découvre écrivain ; cette ligne de vie ou cette ligne d’erres marque, pour Tristan, la constance remarquable quoique modeste de sa destinée et elle en explique le bizarre circuit capricieux.
Dans ce livre, l’enfance et la jeunesse se trouvent par plus d’un geste remontées. Elles le sont d’abord dans le sens d’un retour sur soi approfondi jusqu’au moment de la naissance et, au-delà de son point de départ, jusqu’à la figure du Père, grand capitaine ruiné, soleil noir généalogique, éclatant et déchu. Le récit privé est encore remonté par les interventions libres d’un écrivain qui retend les ressorts d’une vie en quête de sens, recompose sa substance comme sa logique, en pratiquant sur sa trame coupes et coutures, empiècements, superpositions, déchirures et raccrocs, et en tissant le tout avec les fils de la littérature. Du flux des souvenirs, Tristan obtient alors un texte ou plutôt, selon l’un des derniers mots du livre, un « assemblage » [2] d’épisodes articulés dans la langue d’une narration composite, hybride, combinant l’existence supposée réelle avec une multiplicité de prélèvements à la littérature picaresque, burlesque, galante, pastorale ou encore tragique.
Parmi les éléments de ce passé mis au jour [3] à la surface mobile de la conscience et réagencés par l’écriture, Tristan coordonne trois moment d’une historiette où la question du montage, du démontage et du remontage des images engage la dignité de soi, le rapport à la place que l’on peut ou que l’on souhaite occuper, au cœur du roman familial et plus généralement dans le roman de la vie. Scrupuleusement organisée sous son apparence de nonchalance, la séquence noue les grands enjeux intimes et anthropologiques du récit de soi, et son implication est ultimement littéraire. Tristan offre dans cet épisode tardif de l’ouvrage une des scènes primitives de sa poétique : il y métaphorise sa conception de l’écriture et du livre qu’elle produit, rapportée à la nature même de l’existence.
L’histoire que je découpe ainsi est orchestrée en trois temps avec suffisamment de mobilité et de cohérence entre ses scènes pour composer l’équivalent d’un feuilleton miniature dans l’économie générale de l’œuvre.
Nous sommes au chapitre 33 du Page disgracié, dans une seconde partie largement consacrée aux amours tumultueuses du page et riche en facéties loufoques. Le page est au service de l’un des innombrables maîtres qui balisent son itinéraire à la place du Père absent. Il a su se gagner les bonnes grâces d’une demoiselle de compagnie, « grande fille honnête et douce ». Or il la surprend un jour dans son cabinet
tout éplorée et regardant avec de grandes marques de regret la queue d’un moineau qu’elle tenait éparpillée en sa main. Je lui demandai quel était le sujet de ses larmes, et sus que c’était qu’un chat d’Espagne là présent, à qui elle avait montré son oiseau comme en le bravant, l’avait happé si subitement, durant ce moment, qu’il ne lui en était resté que la queue » (p. 259).
Le page décide de laver l’affront. Il se saisit d’un soufflet pendu au coin de la cheminée, enfile dans l’objet un tuyau de plume. Il demande ensuite à la demoiselle de tenir le chat serré dans son tablier, il insinue dans le derrière de la bête le tuyau de plume et il souffle comme s’il jouait d’un instrument, si longtemps que le petit animal devient « aussi gros qu’un mouton » : « La demoiselle le mit par terre pour voir quelle serait sa posture, qui fut fort affreuse ne se pouvant tenir sur ses pattes et les yeux lui sortant de la tête à cause de cet effort » (p. 260). Mais les complices sont surpris et dénoncés au maître qui répond au mauvais tour de cette fable cruelle par un autre de sa fantaisie. La punition est de peinture. En voici le détail.
Sous le prétexte d’enrichir la galerie de la demeure, un peintre, payé par le maître, fait poser une soubrette pour un premier portrait censé représenter Diane. La domestique est appelée ailleurs, puis remplacée en pose par la demoiselle au chat que l’on a malicieusement fait venir. Le page consent lui aussi à se faire tirer le portrait de profil pour compléter la toile. Mais le peintre manipule le tableau : les deux portraits exposés révèlent aux yeux de tous une scène ridicule, artificiellement reconstruite, qui présente la demoiselle retenant le chat enveloppé dans son tablier et le page soufflant au derrière de l’animal.
Le page n’en reste pas là. Sa repartie est en deux temps. Il demande d’abord à une jeune cousine de la maison d’effacer les visages du tableau atroce avec une éponge trempée dans une « composition brûlante ». Puis il reprend la main en volant un livret que possède le peintre et dans lequel ce dernier a mêlé des portraits célèbres du temps de la cour de Henri III et des portraits privés ; parmi eux, celui de l’un de ses enfants mort à l’âge de 9 ou 10 ans.
Il avait copié cinq ou six ans sous de bons Peintres, et croyait être aussi savant que ses Maîtres : il faisait grand cas d’un certain livret, où quelques illustres de la Cour de Henry III étaient tirés à la sanguine dans des ovales, et pour montrer qu’il savait quelque chose de l’Histoire, et de la souche des maisons, il avait écrit au-dessus, en une cartouche, le nom de celui qui était représenté avec le nom de celui dont il descendait. En suite de ces personnages de naissance, et de haute vertu, il avait été si sot que de placer quelques-uns de ses parents, et toute sa petite famille, jusqu’à un enfant de neuf ou dix ans, qui lui était mort en cet âge-là, et dont il parlait comme de quelque personne illustre. Un jour qu’il avait laissé son livre en la chambre de mon Maître, qui voulait en faire tirer quelque portrait, je feuilletai l’endroit où était celui du Peintre et ensuite celui de son fils; je m’avisai qu’il avait eu honte de mettre son nom tout au long dans cette cartouche, et n’avait rien écrit, sinon Cretofle fils de. Je pris incontinent une plume, et changeant le dernier e en u, j’écrivis : du plus grand sot qui soit en France ; après ce trait je quittai le livre, et comme je le vis prendre à un jeune Comte de gentil esprit, neveu de mon Maître, je lui fis adroitement voir cet endroit, et par ce moyen toute la maison rit ensuite de ses sottises, après avoir ri de ma complaisance enfantine (II, 35, pp. 263-264).
Les tours du page font grand bruit. Le premier, contre le chat, coupe le souffle à la femme du maître : « elle ne faisait rien que dire : "Ce, ce, ce, ce méchant" » (p. 260). Et, comme tant d’autres racontées précédemment, la plaisanterie de la seconde farce manque de coûter sa place au héros, sauvé néanmoins par l’indulgence de son maître : « ce furent des abois importuns qui ne me firent point de mal » (II, 36, p. 264).
Le triple épisode comporte plusieurs opérations de montage, complémentaires et engrenées dans la machine textuelle. A commencer par le clystère bricolé par le page : l’instrument de torture carnavalesque pénètre l’orifice symétrique de la bouche dévoratrice du chat et gonfle d’air l’animal [4]. Le soufflet à plume, drôle d’oiseau agencé par emboîtements, anime un monstre pour rire : un chat-mouton qui réjouit le page et la demoiselle. Inspiré dès sa plus tendre enfance par le pneuma burlesque, le page invente ici une farce outrée, dont l’écriture rétrospective est joyeusement saturée d’allusions audacieuses.
Le jeu de cartes auquel le page s’adonne compulsivement dans le livre est l’un des paradigmes de productivité de la diégèse. Aussi, en bon joueur du récit, le maître renchérit-il sur la première facétie scandaleuse du jeune personnage. Par l’entremise du peintre, il corrige son serviteur, en s’en prenant à son image, atteinte elle aussi par l’exubérance burlesque. Le tableau commandé représente le tour exécuté en privé par le page ; il l’exhibe publiquement et corse la mise en scène. Le soufflet notamment a disparu ; la bouche du page le remplace. Alors qu’il était l’instrumentiste de la « postiquerie » (I, 4, p. 35), le farceur se retrouve dans une « posture ridicule » (II, 34, p. 262), humiliante et obscène ; obscène puisque la suppression du soufflet semble mettre directement le page au contact du corps de la demoiselle qui serre son chat enveloppé dans son tablier. Personne ne peut se tromper sur le sens qu’ont voulu donner à l’image le maître et le peintre. Chacun y verra sans effort un spectacle sexuel provocant et burlesque.
[1] P. Dandrey, « Le Page disgracié de Tristan L’Hermite ou le “roman de sa vie” », Revue d’Histoire Littéraire de la France, n°1, janvier-mars 2014, pp. 169-181.
[2] Tristan L’Hermite, Le Page disgracié, éd. J. Prévot, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 2010, II, 55, p. 313. Les références au texte de Tristan seront désormais indiquées directement après la citation entre parenthèses et complétées par les numéros de partie et de chapitre.
[3] « Comment aurais-je la hardiesse de mettre au jour des aventures si peu considérables ? » (I, 1, p. 27).
[4] Le soufflet est un motif récurrent de la tradition carnavalesque, tantôt associé au diable (Le Songe du docteur de Dürer), aux fous, aux alchimistes charlatans (aussi l’épisode pourrait-il allusivement faire écho à la séquence avec l’étrange et incertain alchimiste rencontré dans la première partie) ou encore aux cocus (sur les processions de soufflaculs, voir Maurice Daumas, « Les rites festifs du mythe du cocuage à la Renaissance », Cahiers de la Méditerranée, n°77, 2008, pp. 111-120). De ces soufflets, l’œuvre de Jérôme Bosch, traversée par le vent joyeux de la facétie, est abondamment fournie.