Pratiques de montage et ornementalité
dans les festivités éphémères au premier
âge moderne

- Caroline Heering
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Fig. 1. P. van der Borcht, Feux triomphaux sur
la Grand-Place d’Anvers...
, 1595

En outre, par un effacement des frontières entre espace du spectateur et espace scénique (ou espace de la représentation), ce sont encore les spectateurs, assistant à la cérémonie, qui tendent à se fondre ou se confondre avec le milieu et les médiums, la scène de théâtre s’étendant à l’échelle de la ville entière. Comme l’illustre l’image précitée (fig. 1), les spectateurs, élégamment vêtus pour l’occasion, relient, unissent mais animent également les différents pegmata disséminés sur la Grand-Place d’Anvers (un théâtre à gauche, une machine pyrotechnique en forme de dragon, et des poteaux supportant des pots à feux à droite) – une animation que traduit bien la gestuelle et le fourmillement de la foule figurée dans la gravure. Les figures y apparaissent comme autant de motifs – ornementaux – qui se confondent avec le fond, créant une véritable « tapisserie » à échelle humaine. Si cet aplatissement des figures est certainement accentué, dans le médium de la gravure, par la monochromie qui uniformise et unifie toutes les composantes de l’image, il trouve par ailleurs une belle expression textuelle dans la relation française des fêtes de canonisation déroulées à Pont-à-Mousson :

 

Je ne parleray pas des parures de tapisseries, tableaux, verdures et ramées, chasteaux et galères de succre, et semblables galanteries que l’affection suggeroit à chascun, car l’affluence du peuple bordant les rues et fourmillant és fenêtres et lucarnes des maisons, jusques au-dessus des toicts, couvrait et offusquoit tout le reste, servant elle mesme d’aggreable tapisserie à personnages au naturel et au vif, où ne manquoit que la parole [100].

 

Cette osmose entre les agents et le milieu, qui constitue comme l’a souligné Daniel Vaillancourt un paramètre clé du fonctionnement de l’éphémère [101], est encore évoquée dans les relations latines, soulignant régulièrement la fonction ornementale de l’assemblée qui décorait – en ce sens qu’elle couvrait, embellissait et animait – l’espace clos de l’église ou l’espace ouvert de la ville.

En aiguisant le désir de reconnaissance du spectateur, ces effets de profusion et ces jeux de fusion ou de confusion entre les différents niveaux de représentation, entre les espaces et entre les médiums, stimulent son observation et débouchent sur une suite de moments d’étonnement, de surprise ou de plaisir. Ces passages incessants entre les frontières apparaissent comme autant de « manifestation d’un désir de “donner corps” aux images » [102], de les animer, de « les rendre vivantes » et de plonger le spectateur dans une expérience multi-sensorielle, tout d’abord visuelle, mais aussi tactile, olfactive et sonore. Par des effets de présence continuels, le décor touche physiquement et émotionnellement le spectateur en le mettant comme hors de lui-même, comme à Dunkerque où une statue du Christ en croix aspergeait de sang les spectateurs :

 

Vers huit heures, passant par les clous des blessures, un liquide rouge, imitant le sang, gicla si fort qu’il fallut le contenir, pour éviter qu’il n’asperge les spectateurs passant au milieu de l’avenue. Cet événement bouleversa tant certaines personnes qu’elles recueillirent avec leur mouchoir les gouttes du liquide qui s’écoulait et l’appliquèrent sur leurs yeux avec dévotion [103].

 

Il s’agit en somme d’une expérience qui saisit et transfigure le spectateur tout en lui permettant de prendre part pleinement à l’espace-temps de l’éphémère. Comme l’écrit Giovanni Careri, « en mélangeant les techniques et en dépassant les frontières, le décor baroque manifeste pleinement dans la fête sa puissance signifiante et son pouvoir de transfigurer quiconque y participe selon les principes de son “style”, mot qu’il faut comprendre ici comme un “pathos”, à savoir comme une force qui saisit le sujet de l’extérieur et lui donne une forme qu’il intériorise et lui permet de se sentir ressemblant aux autres dans l’action commune » [104]. Nous sommes bien loin du jeu de distanciation de l’art savant et plus particulièrement de l’idéal d’unicité et de durabilité de l’art classique. Dans ce « monde devenu théâtre » [105], la nouvelle réalité organique et unitaire qui est créée résulte précisément de l’accumulation et de la fusion des fragments hétérogènes du montage spectaculaire (avec tout ce qu’il compte de médiums, de matières, d’espaces, d’agents, mais aussi de neuf ou de bricolé, d’inédit ou de récupéré, de précieux ou de bon marché). C’est cette tension figurale entre hétérogénéité et unicité du montage qui semble garante de l’efficacité du dispositif festif dans son ensemble. Car en étant immergé dans le monde de la fiction, le spectateur est placé dans une disposition émotionnelle favorable à la rencontre avec la sainteté. Les textes ne cessent d’ailleurs d’insister sur les effets procurés par ce montage, de l’ordre de l’émerveillement, de l’admiration, du ravissement, mais aussi de l’étonnement, de la surprise, de la crainte ou de l’effroi. Relevant de ce que l’on peut nommer une « psychologie jésuite », comme l’ont bien démontré les promoteurs du projet « Cultures du Spectacle Baroque » [106], laquelle suppose que toute émotion conduise à une motion, ces textes s’inscrivent au sein une stratégie pastorale globale qui vise à souligner et amplifier l’efficacité des dispositifs festifs, ceux-ci étant censé garantir un « accroissement de la dévotion des citoyens envers les nouveaux saints et de leur affection envers la Compagnie » [107].

 

Conclusion : remontage et démontage de l’événement dans le récit de fête

 

Pour conclure, il reste à préciser que ces effets ne prennent sens que dans le récit de fête, dont le dessein avoué est celui de « conserver pour la postérité le souvenir de ces événements en les sauvant de l’oubli » [108]. Mais la valeur documentaire du texte demeure à relativiser. Car plus qu’un témoignage fidèle des événements, le livre de fête se présente davantage comme une « re-présentation idéale qui apparaît être souvent une recréation dont l’objectif est d’exalter la magnificence du spectacle et de livrer à la postérité une image de la grandeur de ceux, princes ou saints, qui y furent célébrés » [109]. Truffées d’enjeux idéologiques, ces sources ne reproduisent pas la fête telle qu’elle s’est réellement déroulée, mais plutôt telle qu’elle était conçue et voulue. Toutes réflexions sur ces manifestations éphémères nécessitent donc de s’interroger sur le statut, les enjeux et les conventions propres de ce genre éditorial, à l’instar de quelques recherches récentes sur la culture du spectacle [110]. Oscillant « entre d’une part “manuel herméneutique” ou “partition” à exécuter et d’autre part “reportage” ou “témoignage” », le livre condense et en fusionne le temps de sa conception (celui de l’élaboration de son programme) et le temps des réjouissances (celui de l’expérience vécue), pour les subsumer sous un temps commémoratif : celui du livre imprimé ou de la relation manuscrite [111].

 

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[100] Les honneurs et applaudissements rendus par le college de la Compagnie de Iesus, universite et bourgeoisie du Pont-à-Mousson en Lorraine l’an 1623 aux SS. Ignace de Loyole et Francois Xavier, à raison de leur canonization, faicte par nostre S. P. le Pape Gregoire XV d’heureuse mémoire, le 12 de Mars 1622. Enrichie de plusieurs belles figures en taille douce, Pont-à-Mousson, S. Cramoisy, 1623, p. 25.
[101] D. Vaillancourt, « Prestige et urbanité : le luxe dans la rue », dans Les Jeux de l'échange : entrées solennelles et divertissements du XVe au XVIIe siècle, éd. par M.-F. Wagner, L. Frappier et C. Latraverse, Paris, Honoré Champion, 2007, p. 50.
[102] G. Careri et F. Ferranti, Baroques, Paris, Citadelles & Mazenod, 2002, p. 47. Comme l’a démontré l’auteur de manière singulièrement convaincante, ces passages témoignent de la vocation multi-médiale des décors baroques et sont aussi liés aux pratiques de la dévotion moderne, dont l’engagement des cinq sens dans la prière est l’une des caractéristiques majeures.
[103] Christi in cruce dependentis statua justam hominis magnitudinem explebat, ad octo horas per vulnerum clavos rubens liquor sanguinem mentiens tanta prorupit vi, ut ne spectatores per mediam plateam transeuntes irrigaret reprimi debuerit, tantum illa res nonnullorum movit animos, ut guttas defluentis liquoris sudario exciperint oculisque religionis gratia applicarint (Mss Dunkerque, fol. 47r). 
[104] Ibid., p.  216.
[105] L’expression est empruntée à l’article très stimulant de William Alexander Mc Clung : W. A. Mc Clung, « A Place for a Time: The Architecture of Festivals and Theatres », dans Architecture and its Image. Four Centuries of Architectural Representation, Montreal, Canadian Centre for Architecture, 1989, pp. 87-108.
[106] R. Dekoninck, M. Delbeke, A. Delfosse et K. Vermeir, « Performing emotions at the canonization of St. Ignatius and St. Xavier », op. cit.
[107] Ex hac solemni festivitate illud denique utilitatis consecuti sumus quod civium erga novos sanctos devotio et in Societatem studium plurimum incrementi accepisse cernantur (Mss Dunkerke, fol. 48r).
[108] Bruxellensis plausu sumptuque celebrata sunt. Illa ego si pro officii mei ratione ad immortalem urbis Bruxellanae gloriam, ab oblivione vindicata, posterorum memoriae consecrare et in omnes orbis terrae partes, quo illustrissima divorum fama penetrabit, divulgare conarer, et operae pretium facturum me et a sanctissimis heroibus mihi urbique nostrae gratiam initurum putavi (Triumphus, p. 4).
[109] R. Dekoninck et A. Guiderdoni, « L’image entre texte programmatique et performance festive », art. cit.
[110] L’étude de W. Mc Allister Johnson figure parmi les premières à avoir abordé les problématiques liées au genre de la relation de fête et du rapport entre l’événement et les sources qui en rendent compte (W. Mc Allister Johnson, « Essai de critique interne des livres d’entrées français au XVIe siècle », dans Les Fêtes de la Renaissance. III, éd. par J. Jacquot et E. Konigson, 15e colloque international d’études humanistes, Tours, 10-22 juillet 1972, Paris, Editions du Centre national de la Recherche scientifique, 1975, pp. 187-200). Elle fut relayée plus récemment par un certain nombre d’études s’intéressant aux spécificités de ce genre éditorial, voir notamment : M. Mc Gowan, « The French Royal Entry in the Renaissance: The Status of the Printed Text », dans French Ceremonial Entries in the Sixteenth Century, op. cit., pp. 29-54 ; H. Zerner, « Looking for the unknowable: the visual experience of renaissance festivals », dans Europa Triumphans, op. cit., pp. 75-98 ; R. Dekoninck et A  Guiderdoni, « L’image entre texte programmatique et performance festive », art. cit.