Pratiques de montage et ornementalité
dans les festivités éphémères au premier
âge moderne

- Caroline Heering
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Figs. 2a et 2b. P. van der Borcht, Char représentant
une baleine
, 1595

Fig. 3. E. de Bie, Procession de chars sur la place
du Meir à Anvers
, 1670

Figs. 4a et 4b. L. Vosterman,
Chapelle ardente
, 1666

Parallèlement à sa valeur d’ajout, et en lien étroit avec sa valeur esthétique, ce montage d’ornements se distingue encore par son éclat et, de manière corollaire, par son caractère luxuriant, dans le double sens de richesse et d’abondance. Dans les descriptions de l’apparat des églises, une attention toute particulière est accordée à la description des matières, de leurs couleurs, de leur diversité, de leur brillance. Tout ce qui peut suggérer la lumière, surtout, est décrit avec une extrême minutie : on ne compte plus les mentions de textiles somptueux comme les brocarts, la soie, la baptiste, les broderies, les lamelles d’or et d’argent, les gemmes, les pierres précieuses, les perles, les pyropes, les objets et statues en argent massif, le mobilier doré et argenté, les lustres, les candélabres, les cierges, les flambeaux… autant de matières et d’objets qui « luisent », « reluisent », « brillent », « scintillent », « étincellent », « resplendissent », « rayonnent de leur éclat », autant de matières qui, nous disent les relations, rivalisent avec l’art [35], la matière rivalisant donc avec la manière. L’impression de richesse et d’opulence est d’ailleurs encore accrue par les mentions fréquentes de la valeur des objets précieux exhibés pour l’occasion, et plus spécialement des ornements liturgiques rassemblés autour des autels (à savoir les parements de l’autel, vêtements de prêtre, argenterie, etc. nécessaires à la liturgie, que l’on appelle les ornamenta). Toutes les descriptions s’attachent avec un même souci de précision à chiffrer les données matérielles qui permettent de quantifier ce montage d’objets précieux. C’est comme si l’insistance sur le prix de ces objets [36], le poids des métaux, la qualité des matériaux (par exemple la cire vierge des cierges), les dimensions ou encore le nombre précis des éléments qui composent le décor, permettait d’accroître le sentiment de la merveille : « Ce trésor d’argenterie apparaîtrait peut-être plus merveilleux si, tout comme on l’avait dénombré, on avait pu le soupeser » [37]. Aussi, à travers ces procédés rhétoriques et cette insistance sur les aspects visuels et tactiles des matériaux, saisit-on l’importance du plaisir sensuel provoqué par la diversité des matières, le luxe, le brillant et le clinquant qui touche et affecte un public large.

C’est encore certainement à l’église d’Anvers que cette importance de l’éclat et de la lumière est la plus manifeste. Aux textiles et aux luminaires (cinquante candélabres en argent dotés de flambeaux et trois lustres) s’ajoute la luxuriance du décor pérenne de l’église, et plus précisément le miroitement des colonnes en marbre :

 

Au reste, au milieu de ces diverses lampes, lorsque le peuple fut entré – c’était le soir – et qu’il jeta les yeux sur les statues en argent, il dut reconnaître non sans stupeur que cette lumière d’argent et d’or faisait voir comme un échantillon des étoiles et de la lune. Et l’on ne peut que s’étonner de voir tout l’éclat que la voûte dorée de la coupole recevait de cette lumière, une lumière qu’elle projetait de tous côtés sur les marbres polis – et alors on aurait pu croire qu’eux aussi étaient des sortes d’éclairages [38].

 

L’éclat et la brillance des matières, conjuguée à la vibration de la lueur des bougies, provoque une sorte de dissolution et une fragmentation de l’architecture qui, en même temps, par incorporation de la lumière divine (les statues argentées des saints devenues lumières), suggère un enveloppement complet du spectateur dans l’espace du sacré. Le réfléchissement, le reflet, l’éclat parlent bien d’une lumière qui advient en se fragmentant, en jaillissant d’un corps (comme d’ailleurs les bruits et les lumières des feux d’artifices qui adviennent quand un corps se brise ou éclate) ; ils parlent du multiple, de l’insaisissable, de l’éthéré qui, tout à la fois, suggère l’unité, celle du royaume divin : « avec sa nouvelle décoration et les nombreux flambeaux qui resplendissaient un peu partout, l’église donnait un reflet du ciel » [39]. Cet aspect immersif et englobant du décor, entre fragment et unité, constitue comme nous le verrons un autre caractère du montage ornemental.

Un autre topos de ces relations réside encore dans le fait qu’elles soulignent régulièrement le caractère inédit ou extraordinaire du montage. A Anvers, par exemple, les vêtements liturgiques étaient si ornés d’or, de perles et de gemmes que « beaucoup affirmaient n’avoir jamais rien vu ni en Espagne ni en Italie de plus beau ni de plus précieux » [40], tandis qu’à Bergues-Saint-Winoc l’auteur affirme que « jamais, assurément, l’église n’a resplendit d’une parure plus vénérable » [41] ou que « jamais on ne mit soin plus ardent à couvrir et à couronner les quartiers et les avenues ici de feuillages, là de fleurs, à les parer de tapisseries, de tentures et d’apprêts de ce genre » [42]. La nouveauté des constructions (pegmata) et des décors conçus pour l’occasion (ornements liturgiques, peintures, etc.) contribue certainement à alimenter le sentiment d’émerveillement et de surprise : dans l’église d’Anvers, « il y avait en outre des peintures de nos martyrs, qui en raison d’une facture remarquable autant que de la nouveauté de la chose (puisqu’en cet endroit elles n’avaient pas encore été exposées à la vénération du public) furent d’une très grande efficacité pour retenir l’attention du public » [43].

Mais si le montage prend l’allure d’un jamais vu, ce n’est pas tant par l’aspect inédit des décors dévoilés le jour de la fête que par le montage lui-même, dans son abondance et sa profusion. Bien qu’une certaine partie de ces décors était en effet spécialement conçue pour l’événement, les fêtes de canonisation sont aussi l’occasion pour la Compagnie de Jésus de rassembler et d’exhiber dans sa maison les trésors les plus précieux accumulés par le passé. Dans les églises jésuites, tous les ornements liturgiques sont, pourrait-on dire, de sortie. Ainsi, tandis qu’à Douai les jésuites apportèrent dans leur église les trésors les plus précieux conservés dans les églises collégiales voisines [44], à Anvers, la ville ajouta au décor de la cathédrale, « tout ce qu’elle compte de plus remarquable en matière d’ornements » [45].

Le montage procède en d’autres termes du rassemblement et de la récupération de richesse, laquelle peut également s’apparenter à un détournement ou une reconfiguration d’objets existants. La relation imprimée de la canonisation de Bruxelles précise par exemple que l’infante Isabelle avait donné aux jésuites des brocarts servant d’ornements liturgiques (frontaux d’autel, vêtements de prêtre), brocarts qui furent jadis la couche nuptiale de son grand-père Charles Quint avant d’être divisée en plusieurs parties pour former ces différents vêtements liturgiques. L’ensemble fut ensuite refait en une pièce, et donc en quelque sorte remonté, puisque l’Infante « l’assembla de façon à ce qu’on pense qu’elle l’ait entièrement conçu d’une seule pièce plutôt que raccommodée à partir des morceaux d’un tissus existant » [46]. Ce cas illustre la manière dont l’invention procède véritablement de la récupération : il s’agit de faire du neuf ou de dire du nouveau à partir de l’ancien.

En lien avec cette dynamique de réemploi, il ne serait sans doute pas déplacé de supposer le recyclage de certains éléments de décor lors de ces festivités jésuites. La confrontation de documents iconographiques conservés pour d’autres types de festivités nous apprend en effet que certaines (parties de) structures éphémères (pegmata) furent réutilisées au cours de fêtes parfois très différentes et même fort éloignées dans le temps [47]. Il en est ainsi, à Anvers, des chars de procession – l’un figurant une baleine (figs. 2a, 2b et 3), symbole de la mer et de ses dangers, et l’autre le géant Druon Antigoon, figure légendaire de l’origine de la ville – vraisemblablement conçus par Pierre Coecke d’Alost pour l’Ommegang de 1534 [48], lesquels furent exposés sur la Grand-Place de la ville au cours de la Joyeuse Entrée de Philippe II d’Espagne en 1549, du duc François d’Alençon et d’Anjou en 1582, de l’archiduc Ernest d’Autriche en 1594, ou encore du cardinal Infant Ferdinand en 1635, ainsi que dans divers autres Ommegangs anversois au XVIIe siècle [49]. Ailleurs, ce sont des fragments de décors qui sont recyclés d’une festivité à une autre. Des huit panneaux peints découpés (schoreersel) du peintre Erasmus II Quellin, réalisés pour le cénotaphe de Philippe IV en 1666, quatre sont réutilisés lors du jubilé de la libération d’Anvers en 1685 pour orner un arc érigé par les résidents de la ville [50] (figs. 4a et 4b). Alors que les figures féminines représentées sur ces panneaux – des allégories des vertus – illustrent dans le monument funéraire les qualités attribuées au souverain, selon l’iconographie encomiastique habituelle des fêtes dynastiques (Clementia, Pietas, Fortitudo, Iustitia, Liberalitas, Temperantia, Monarchia Austriaca et Defensio Fidei) [51], elles sont dotées d’une nouvelle signification, re-contextualisée, une vingtaine d’années plus tard, lors de la commémoration de la libération d’Anvers [52]. S’il y aurait lieu de s’interroger sur les enjeux politiques et idéologiques de ces pratiques de recyclage, à côté du souci économique évident qu’elles traduisent – certains décors étaient en effet revendus après les festivités [53] –, on retiendra pour le propos qui nous occupe ici que ces phénomènes de réemploi démontrent que la parure festive participe en un certain sens d’une logique de bricolage.

 

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[35] « Quant aux chasubles et aux dalmatiques, correspondant aux antependiums et chaque jour renouvelées, on hésiterait quant à savoir si c’était la matière qui surpassait l’art ou l’inverse » (Casulae dalmaticaeque antipendiis [=antependiis] similes quotidie novae, in quibus dubium an artem materia, an ars materiam superaret) (Mss Anvers, fol. 497v).
[36] Le prix est mentionné soit de manière approximative, soit par une estimation précise du coût, comme c’est le cas de la châsse exhibée dans l’église de Louvain : « Au milieu, deux pères s’avançaient en portant la châsse, tellement ornée de gemmes et de pierres précieuses, que les connaisseurs l’estimaient à plus de quarante mille florins » (Inter haec medii duo sacerdotes procedebant, ferculum reliquiarum gestantes, eo gemmarum lapidorumque ornatu, ut florenorum supra quadraginta millia pretiorum periti aestimarent) (Mss Louvain, fol. 18v).
[37] Thesaurus ille argenti mirabilior fortasse appareret, si ut numerare, ita appendere licuisset (Triumphus, p. 9).
[38] Ceterum inter diversa haec lumina, ut populus vespertino tempore ingressus oculos in argenteas statuas conjecit, non sine stupore fateri debuit, lucem illam argenteam et auream, stellarum ac lunae specimen quoddam exhibere. Et certe auratus tholi fornix mirum quantum splendoris ab hac luce sumpsit : quam cum in polita circumundique marmora projiceret, et illa luminaria quaedam credi poterant (Honor, p. 16).
[39] Novo ornatu frequentibusque passim collucentibus facibus caeli quandam speciem retulisse (Mss Anvers, fol. 497r-497v).
[40] Laciniae non auro solum, sed unionibus gemmisque ita graves, ut neque in Hispania neque in Italia quidquam se in nostris templis neque pulchrius neque pretiosius vidisse affirment non pauci (Mss Anvers, fol. 497v).
[41] Templum certe nunquam cultu augustiore resplenduit (Supplementum historiae collegii Winocibergensis Soc(ieta)tis Iesu ab anno 1616 usque ad 1625, ARSI, FB56, cahier 5, fol. 25r-27r, fol. 26r pour la citation).
[42] Nunquam ardentior cura in vicis et plateis qua fronde qua flore velandis et coronandis, aulaeis, peristromatis et id genus paratu exornandis. Tota civitas se effudit in plausus et triumphos (Ibid.).
[43] Accesserunt picturae Martyrum nostrorum, quae cum ob artis praestantiam, tum rei novitatem (siquidem hic necdum publico cultui expositae) ad populi animos detinendos valuere plurimum (Honor, p. 19).
[44] « Ce jour a été décrété le 12 juin, veille de la S. Barnabé : le matin suivant, vingt des nôtres sont sortis des deux principales collégiales, par la bonne volonté des chanoines, et ont apporté dans notre église, non sans pompe, tout ce qu’il y avait d’auguste et de précieux dans celles-ci comme reliques et trésors » (Huic solemnitati decretus est dies 12 Iunii, cuius diei pridie luce Sancto Barnabae sacra initium aliquod est datum : viginti enim e nostris summo mane secundo egressi, e duobus Canonicorum principibus templis, bona eorum voluntate, quidquid erat in iis reliquiarum et cimeliorum angustum atque pretiosum non sine pompa ad aedem nostram detulere) (Narratio, p. 2).
[45] Ornamenta reliqua, quae urbs habet praestantissima, ultro adhibuit (Honor, p. 19).
[46] Hunc illa prodiga pietate discerptum, tam ingeniosa sane industria, in duo altaris frontalia, planetam sacerdotis, pluvialem cycladem, ministrorum geminas tunicas, cortinas et reliquum omnem sacrificii sacrorumque rostrorum ornatum conflavit, ut non tam ex partibus redintegrasse quam ex integro apparasse putaretur (Triumphus, p. 6).
[47] Sur ce sujet, nous nous permettons de renvoyer à l’article que nous avons co-rédigé avec G. Ems, « Les fêtes en Lorraine. Entre traditions, récupérations, innovations », dans Fêtes en Lorraine, XVIe-XVIIe siècle : des images de mémoire et d’histoire, éd. par A.-E. Spica, Metz, Centre de Recherche Universitaire Lorrain d’Histoire (CRULH, 55), 2015, pp. 133-152.
[48] L’hypothèse est émise par I. von Roeder-Baumbach, Versieringen bij blijde inkomsten gebruikt in de Zuidelijke Nederlanden gedurende de 16e en 17e eeuw, Anvers, De Sikkel, 1943, p. 89.
[49] Nous pourrions encore mentionner le char de Charles Quint, un char en forme de navire réalisé dans le cadre d’une fête dynastique (la procession funèbre de Charles Quint en 1557), réutilisé lors de fêtes religieuses et civiles (différents Ommegangs bruxellois). Voir G. Ems et C. Heering, « Les fêtes en Lorraine », op. cit., pp. 142-145.
[50] Le réemploi de ces panneaux est mis en évidence dans : J. Van der Stock éd., Antwerp. Story of a metropolis. 16th-17th century/Antwerp. Verhaal van een metropool. 16de-17de eeuw, catalogue d’exposition, Hessenhuis à Anvers, 25 juin-10 octobre 1993, Gand, Snoeck-Ducaju & Zoon, 1993, pp. 326-327. Notons que six des huit panneaux peints sur bois découpé ont été conservés jusqu’à nous. Ils sont conservés à Anvers (Musuem Vleeshuis, inv. AV 14.29 24/44-29/44) et illustrés dans l’ouvrage précité.
[51] Voir la relation : G. Gervartius, Monumentum Sepulchrale, Sive Inscriptiones tumili,Philippo IV Regis Catholico… Antverpiensi in æde cathedrali erecti XVIII. decemb. M.DC.LXV, Anvers, Plantin Morteus, 1666.
[52] L’arc est illustré et commenté dans la relation : P. F. de Smidt, Hondert-jaerigh jubile-vreught bewesen in dese stadt Antwerpen ter oorsaecke vande herstellinge des geloofs in’t jaer 1585… door de glorieuse waepenen van sijne catholijcke majesteyt, onder t’beleyt van ... Alexander Farnesius ... / Ghemaeckt ende by-een vergadert door... Petrus Franciscus de Smidt, Anvers, Hieronymus Verdussen le jeune, 1685, p. VI.
[53] On sait que certains décors étaient revendus ou offerts après les cérémonies. C’est le cas des panneaux des allégories des vertus du cénotaphe de Philippe IV, qui furent probablement revendus à des privés ou bien restèrent en possession de la ville qui les prêta pour la cérémonie du Jubilé (voir J. Van der Stock éd., Antwerp. Story of a metropolis, op. cit., p. 327). Il en va de même des somptueux décors de la célébration orchestrée par Rubens à l’occasion de l’Entrée du cardinal Infant Ferdinand à Anvers en 1635. Préoccupé de récupérer une partie des dépenses considérables engagées dans l’apparat festif de l’Entrée, le Conseil de la ville décida de vendre une partie des décors exécutés par Rubens, tandis que d’autres furent offerts à Ferdinand lui-même (voir J. R. Martin, The Decorations for the Pompa Introitus Ferdinandi, Londres, Phaidon (Corpus Rubenianum Ludwig Burchard, 16), 1972, pp. 222-225). Sur les enjeux politiques de ces réemplois, voir M. Thøfner, A Common Art. Urban Ceremonials in Antwerp and Brussels during and after the Dutch Revolt, Zwolle, Waanders Publishers, 2007, p. 160, où elle explique que le réemploi du char-navire, réalisé au départ pour la procession funèbre de Charles Quint en 1557, lors de l’Ommegang en 1585 permet de souligner symboliquement les liens entre la municipalité et le gouvernement des Habsbourg.