Le montage comme articulation

- Jonathan Degenève
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Avec le zoom qui décadre, Lynch nous montre clairement qu’un prélèvement a lieu, qu’une citation est faite, et qu’il faut désormais tenir ensemble cette femme et une autre, ce personnage et un autre, cette actrice et une autre, cette fiction et une autre. Mais avec le fondu qui floute, ces mêmes repères se brouillent et se perdent. A la faveur d’une indiscernabilité optique et d’une nappe qui fait entendre crescendo un vrombissement, nous entrons ainsi dans une tête et dans un film. Ce qui compte alors est précisément l’inscription de ces éléments dans un processus où les limites sont franchies aussitôt que posées et où tout s’amalgame : devenant Rita, cette femme devient ou redevient ce qu’elle est en fait, à savoir une actrice hollywoodienne (Camilla), aussi bien qu’un personnage que Betty modèle à son goût et qui prend lui-même place dans la fiction que s’invente Diane pour affronter l’horreur du meurtre qu’elle a fait commettre. Ce qui se passe dans le film est ce qui se passe dans une tête, qui est celle, presque vide, d’une rescapée et celle, trop pleine, d’une tueuse. Les barrières tombent, il n’y a plus que circulations et mélanges à la faveur de reprises, de retraitements et de redistributions. Ce faisant, le réalisateur cherche à nous troubler jusqu’au vertige en rendant quasiment indistinctes une intériorité torturée et ce qui apparaît sur un écran. Ceci est la projection de cela, à toute une série de distorsions près où se manifeste la puissance du désir, de la pulsion, de l’angoisse. C’est très intellectuel et très viscéral à la fois. Ce principe se retrouve dans Twin Peaks (1992) ou encore dans Lost Highway (1997) et il me semble qu’il consonne avec l’une des deux grandes thèses de Schopenhauer sur le monde comme ce qui est animé par le vouloir.

J’ai tâché de le faire pressentir quand j’abordais les questions du point de vue, du composite et du recyclage : de quelque manière que l’on prenne le montage, on peut aller aussi bien dans le sens de la coupe que dans celui du raccord. J’ai parlé d’hétérogénéité et de passage, d’autonomie des éléments et d’assemblage, de prélèvement et d’amalgame… A quoi il faudrait encore ajouter le fait que dans cet extrait l’affiche de Gilda est tantôt un plan de coupe monté cut qui arrive sans crier gare et qui dure peu, tantôt une transition où le raccord est soigneusement préparé par un zoom, un flou et un fondu qui permettent d’enchaîner sur un plan dans lequel une réplique ajoute encore à ce travail de filage : elle dit un prénom qui est était seulement écrit dans le plan précédent, elle indique qu’il a été choisi parmi d’autres. C’est le suivi ici, la surprise là. Telles sont les deux pôles opposés du montage et cette bipolarité constitue une quatrième caractéristique. La cinquième est que le montage est une mise en rapport, mais une mise en rapport ou se combinent précisément le lien et la rupture. Plus exactement, ce sont deux données qui sont toujours à prendre en compte même si tel montage fait tout pour ouvrir ou creuser des fossés entre les éléments qu’il assemble, tandis que tel autre fait tout au contraire pour les combler ou les enjamber. Qui dit montage dit des fragments épars et néanmoins joints. C’est l’intérêt de cette pratique, sa tension fondamentale, le ressort qu’elle fournit à toutes sortes de poétiques. C’est encore ce qui fait que le montage est l’un de ces objets d’étude passionnants qui vous pousse, pour ne pas dire qu’il vous oblige, à ne pas choisir entre la critique, l’analyse, la déconstruction et la compréhension, la synthèse, l’herméneutique, mais plutôt à les mettre en tension. Enfin, et c’est sans doute le plus important, les mises en rapport appellent quelqu’un. Face à un montage, on est impliqué ou il n’est pas. Certes, cette implication est parfois entièrement programmée et l’on est alors pris par la main et guidé jusque dans la moindre sensation qu’il faut éprouver ou la moindre idée qu’il faut avoir. Mais il arrive également que cette implication sollicite et même suscite le sujet en nous. Ainsi, dans cet extrait, ce jeu de poupées russes à l’endroit de l’identité d’une femme permet aussi d’apprécier – à tous les sens de ce verbe – la performance de l’actrice qui ment quand elle dit son nom en même temps qu’elle prend confiance et consistance grâce ce mensonge, se rassure, tout en restant cependant hésitante, fragile, perdue, et ce au moment même où elle se rapproche pourtant et dangereusement de ce qu’elle est vraiment.

Y aurait-il un terme qui puisse dire ces rapports qui mobilisent le lien et la rupture pour autant qu’il me mobilise ? Y aurait-il un terme qui puisse combiner lui-même l’unité, la séparation et le mouvement ? Y aurait-il un terme qui ne tranche pas entre l’état de fait et le principe actif, la mécanique et le vivant,  la relation et la tension, le continu et le discontinu ? Le mot d’articulation semble être le meilleur candidat. Avec lui, du moins, on peut essayer de modéliser le montage et de regrouper ses caractéristiques après les avoir énumérées. Modéliser, en ce sens, veut dire se doter d’un instrument pour prendre la mesure d’un montage, quel qu’il soit, et y réfléchir. Avec ce modèle de l’articulation, trois choses essentielles au montage sont visées : 1. un endroit stratégique : ce sont les articulations du montage où le fait même de monter se joue, s’observe et autorise un point de vue à portée plus générale selon lequel une pratique devient une sorte de tête de lecture herméneutique et/ou déconstructiviste ; 2. une complexité au niveau des éléments montés parce qu’ils sont et demeurent articulés de par leur nature ou leur structure (le composite), de par leur provenance et le processus dans lequel ils s’inscrivent (le recyclage) et de par les rapports dans lesquels ils sont susceptibles d’entrer pour autant que nous les y mettions ; 3. une fonction ou, mieux, un fonctionnement, c’est-à-dire quelque chose de dynamique qui se produit à l’assemblage, au montage, dans et par des articulations qui doivent faire avec des pôles opposés (le lien, la rupture) et ce qu’il s’agisse de faire primer le mouvement, l’unité ou la séparation. Tout dépend donc, au fond, de ce qui se passe – ou ne se passe pas d’ailleurs – dans les entre-deux, ou les entre-trois, ou les entre-quatre, etc. C’est la raison pour laquelle je n’ai cessé d’interroger durant mon exposé un visage qui regarde une affiche en tâchant de montrer qu’il y avait beaucoup de monde et beaucoup de vouloir dans ce tête-à-tête. Or, ce qui rend possible ce regard, c’est un miroir, et même deux. Mais ce qu’il y a entre ce regard et cette affiche et qui rend possible leur juxtaposition pour le spectateur, c’est un bras qui est très précisément, et comme fait exprès, articulé. Il est ce « truc dedans/dehors », pour parler comme Lynch, sur lequel se fondent selon lui « la vie et le cinéma » [9].

 

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[9] David Lynch, Entretiens avec Chris Rodley, Paris, Cahiers du Cinéma, 1998, trad. par S. Grünberg, p. 178.