Il me semble beaucoup plus précis de dire que n’importe quelle composition peut être prise sous l’angle du montage à partir du moment où il y a passage et hétérogénéité entre les motifs qu’elle pose ensemble, entre les éléments qu’elle fait coexister. En d’autres termes, le montage est un cas particulier de la composition puisqu’il la problématise en son sein en remettant en question le paradigme qui la sous tend selon lequel elle doit s’organiser et se développer harmonieusement. Tel est le point de vue critique du montage : les éléments qui entrent dans une composition ne tiennent ni ne vont forcément ensemble ; ou alors, s’ils tiennent et vont ensemble, c’est en raison d’un système de règles, d’une norme dirait Merleau-Ponty, d’un code dirait Barthes, qu’on peut à tout le moins soumettre à examen. Ainsi, quand je me reflète dans un miroir, qu’en est-t-il de ce moi ? Au nom de quel principe de convenance m’appartient-il ? Est-ce vraiment à cela que je ressemble ? N’y a-t-il pas là quelque chose qui n’est jamais que le résultat d’une opération, voire quelque chose que je fabrique moi-même ? Une tête d’affiche ou un rôle titre ne peuvent-ils pas être tout aussi bien ce que veux voir et, même, ce que vois quand je regarde mon visage ou quand je me considère en tant que femme plus ou moins belle, plus ou moins fatale, etc. ? S’occuper de montage c’est ne pas sortir de la composition à ce détail près que, dans ce cadre, l’attention est retenue par le composite. Voilà, me semble-t-il, une deuxième caractéristique du montage.
On pourrait reprendre la distinction de Deleuze et Guattari et dire qu’il y a un composite d’ordre technique et un composite d’ordre esthétique, puis immédiatement ajouter comme eux que la technique ne vaut pas pour elle-même dans une œuvre d’art puisqu’elle qu’elle est tout entière au service d’une esthétique selon deux grands cas de figure : ou bien « la sensation se réalise dans le matériau », ou bien « le matériau passe dans la sensation » [6]. Je défendais pour ma part la même idée quand j’insistais sur le fait qu’il faut manier le partage objet / sujet avec d’infinies précautions, ou encore quand je tâchais de ne pas isoler un sentiment (passer d’une chose à une autre) d’une hétérogénéité (de matière, de forme, de contenu). Reste que dans le composite, l’autonomie des éléments assemblés sinon est conservée du moins peut se retrouver, pour toutes les raisons techniques ou esthétiques qu’on voudra. J’aurais beau faire, je verrai toujours plus facilement une femme dans cette image, de quelque manière qu’elle se reflète, alors qu’il me sera toujours plus difficile d’assimiler ce visage à cette affiche à ce stade du film, et bien que ce stade soit en quelque sorte un stade du miroir. Ce personnage est en effet une amnésique qui a oublié jusqu’à son identité suite à un accident de voitures. Elle prend ici le premier prénom qui tombe sous son regard – Rita – pour répondre à la question de savoir comment elle s’appelle, une question qui lui est posée par Betty qui vient de découvrir une inconnue dans la salle de bains de sa tante. Cette question ravive malgré tout chez celle qui ne sait plus rien le souvenir du choc qu’elle a subi sur la route de Mulholland Drive. Sa réponse de fortune, son nom d’emprunt, son identité bricolée avec ce qui est collé sur un mur se révèleront par la suite être à peu près tout sauf des hasards puisque cette Rita, en réalité Camilla, est bel et bien une Rita fatale, vamp, star, etc. Il n’empêche, il y a là un montage. Ce montage, c’est celui de Diane, ici Betty, qui rêve maintenant d’une rencontre virginale avec celle qu’elle aime, rebaptise, manipule, après avoir en fait tant souffert à cause d’elle qu’elle l’a fait assassiner. Ce montage, c’est un remontage fantasmé et sublimé de la réalité en même temps qu’un démontage du rêve par la mauvaise conscience et le refoulé qui ne tardent pas à faire retour chez Diane. Betty est aussi ingénue que Diane est criminelle. Ce montage, surtout, c’est cela que l’extrait souligne, et plutôt deux fois qu’une, si on le laisse se dérouler maintenant (24’32 à 25’24). On ne peut en effet que remarquer un zoom et un fondu qui montrent ostensiblement qu’un assemblage a lieu, qu’un assemblage doit avoir lieu dans l’esprit de celle qui a perdu la mémoire comme dans le nôtre, et ce à partir d’éléments qui n’en demeurent pas moins composites, trouvés ici et là, pris à d’autres, à mi-chemin entre le rêve et la réalité.
D’où une troisième caractéristique : le recyclage. Dans le livre [7], j’étudie cet aspect du montage de Braque et Picasso jusqu’à Bruce Conner (cinéaste) et Thomas Köner (musicien) en passant par Adorno, Benjamin, Brecht et des romanciers comme Döblin, Aragon ou Dos Passos. Dans le DVD [8], c’est Christian Prigent qui insiste sur cette dimension. Trois idées reviennent à chaque fois, qui sont d’ailleurs visibles ici. Premièrement, le point de départ du montage est le chosal, le toujours-déjà réifié, le cliché, le prosaïque voire le déchet. Le montage a affaire à des objets, soit qu’il prenne comme tel ce qui est peut être vivant par ailleurs, soit qu’il ramasse et récupère ce qui traîne. C’est l’affiche de ce côté, le reflet de l’autre. On peut bien entendu parler plus joliment d’un chef-d’œuvre du cinéma (Gilda) et du visage d’une actrice (Laura Elena Harring). Mais l’on oublierait alors qu’aux yeux et entre les mains d’un monteur tout est matériau ; un matériau plus ou moins exploitable ; un matériau ni digne ni indigne d’être travaillé a priori ; un matériau à trier, à transformer et à intégrer selon les buts visés. Ce sont les deuxième et troisième points : ces trois opérations qui affectent ce qui est recyclé d’une part (trier, transformer, intégrer) et ces effets à obtenir en recyclant d’autre part. Là encore, l’extrait de Mulholland Drive (2001) se révèle emblématique, sans doute parce que l’interfilmicité est un poste d’observation privilégié pour la métafilmicité.