Une lecture plus minutieuse corrobore cette première exploration. Contrairement au magazine, dont la couverture à image unique est pliée (les première et quatrième de couverture construisent clairement une seule surface), le livre qu’est Ice Haven possède un vrai dos, qui sépare radicalement les deux volets de la couverture. Dans Ice Haven, celle-ci n’est plus un espace matériellement continu. Elle cesse également d’offrir une image unique (les première et quatrième de couverture étalent deux images totalement différentes). En même temps, le rapport entre les deux pages de couverture est tout sauf insignifiant. Le dos de la couverture montre, à côté des extraits de presse d’usage dans les livres américains, un personnage seul, un enfant, dessiné de tout près et donc de taille beaucoup plus grande que les personnages du recto de couverture. Cette présentation n’est banale qu’en apparence. La différence de taille et les écarts stylistiques et narratifs isolent le personnage du jeune garçon des personnages de la première de couverture, plus nombreux, nettement plus petits, et enfin diversement mis en rapport les uns avec les autres, ne fût-ce que par la surveillance réciproque à laquelle tout le monde est exposé (dans la petite ville, tout le monde s’épie sans arrêt, même si beaucoup de beaucoup font mine de ne regarder que devant soi). Ice Haven paraît suggérer un lien singulier entre deux personnages : d’un côté (littéralement), la personne plus âgée qui se détache de ses concitoyens en première de couverture; de l’autre (métaphoriquement), le petit garçon séparé des autres, voire du monde (il est absorbé par son sachet de chips, et Clowes n’a pas hésité à le dessiner dans une position qui ressemble à celle des jeunes plongés dans la lecture d’une... bande dessinée !). Le livre montre, mais sans rien dire, que ces deux personnages ont quelque chose en commun et invite le lecteur à découvrir ce qui unit Random, le promeneur âgé, à David, le petit garçon. Lorsqu’il entre dans le texte proprement dit, le lecteur sera d’abord frappé par ce qui les distingue : Random parle, parle, parle, c’est tout ce qu’il sait faire (pour le lecteur américain, il est sans doute facile de reconnaître en lui le portrait craché de John Ashbery, un des poètes les plus renommés de la seconde moitié du 20e siècle), là où David reste désespérément muet (à tel point qu’on se demande s’il ne serait pas sourd-muet ou mentalement déficient). Les jeux sont faits en quelque sorte avant même que l’histoire ne se déclenche. Soit deux personnages très différents que la logique visuelle de la couverture met ensemble tout en les tenant séparés. Soit ensuite un personnage dont on ne tardera guère à découvrir qu’il s’appelle Random, phonétiquement proche de « ransom », c’est-à-dire « rançon » [17]. Faut-il s’étonner que l’intrigue à venir tourne autour de l’enlèvement de David et que le vieux poète y joue un rôle des plus étranges ?
La lecture d’Ice Haven permettra de corroborer ces hypothèses, qui prendront à la fin une tournure tout à fait inattendue. Il nous sera en effet livré une clé, bien différente de celle qu’on attendait, et cette clé se donnera également à un moment où on ne l’attendait plus, à savoir dans les pages « hors-texte » du péritexte final. Avant l’apparition du mot « fin », exactement comme au cinéma, Ice Haven propose une sorte de post-scriptum, le monologue d’un critique de bande dessinée qui s’interroge sur le livre qu’on a sous les yeux, dont on ne sait pas trop s’il appartient encore au texte ou s’il fait déjà partie du péritexte. Visuellement et stylistiquement, ces pages ne se distinguent pas de celles qu’on trouve dans l’œuvre même. Structurellement, toutefois, elles sont déjà partiellement « dehors », surtout si l’on tient compte du fait que le même critique, lui-même un des personnages du livre, s’était déjà manifesté au sein du péritexte initial. Mais de manière plus significative encore, on trouve après la mention du mot « fin » une double page où se produit le véritable coup de théâtre du livre. On y retrouve le petit David, qui se met tout à coup à parler, plus exactement à réciter un poème, et on comprend dès lors ce que l’œuvre même s’était soigneusement abstenue de dire, à savoir que le coupable de l’enlèvement est Random et que le motif de ce geste était le désir de posséder ce qui lui manque, à savoir une oreille qui l’écoute. L’ironie de cette chute est claire. Clowes se moque du poète raté qui refuse de s’encanailler en publiant dans les petits journaux du coin tout en crevant de rage de voir que sa voisine, poétesse du dimanche, y jouit d’une belle réputation. Cependant, la véritable cible de la charge est probablement le personnage qui se lit en filigrane du personnage de Random : non pas le poète John Ashbery, mais de manière plus générale tout auteur de bandes dessinées populaires qui se prend pour un artiste au moment où il se met à fabriquer des romans graphiques. Ainsi le remontage aboutit à de tout autres questions, qui ne sont plus formelles mais engagent une réflexion de fond sur le média qui l’utilise.
L’impact du remontage ne se limite pas au traitement narratif des images fixes, ni à la gestion savamment calculée du dénouement de l’histoire. Il touche également à des aspects plus formels, comme par exemple le rythme narratif. Sur ce point précis, l’adoption du format à l’italienne dans Ice Haven est décisive, puisqu’elle convertit les mises en pages parfois très bariolées de Eightball (d’un format proche du A4) en une structure beaucoup plus homogène.
Dans le magazine, la rapide succession de courts chapitres exécutés chacun dans un style différent (selon une variation sur l’adage pongien : un style par personnage [18]) provoquait souvent de véritables chocs visuels entre belles et fausses pages. Dans le livre, l’unité de la double page est presque toujours sans faille. Cet emploi particulier de la double page dans Ice Haven entraîne de subtils changements de rythme. En effet, la mise en séquence et l’homogénéité stylistique produisent un rythme plus fluide. En même temps, toutefois, Clowes enlève un des outils de base de la tension narrative dans le récit à suspense, à savoir les possibles surprises que révèlent les sauts de page. Dit autrement : Ice Haven neutralise autant que possible le passage de la fausse à la belle page (les deux constituent un ensemble stylistiquement, chromatiquement, narrativement homogène), tout en faisant coïncider chaque nouvelle double page avec l’amorce d’un nouveau récit, ce qui annule virtuellement les opportunités de relance ou de surprise après le cliffhanger en bas à droite. Ici encore, le remontage narratif d’Ice Haven s’avère d’une grande complexité, puisqu’il mélange jusqu’à les confondre des mécanismes antagonistes (uniformisation, d’une part, à l’intérieur de la double page ; rupture, d’autre part, d’une double page à l’autre).
Que conclure de ces brèves analyses ? Si le principe de remontage s’avère un puissant instrument de lecture, sa véritable leçon est autrement plus générale. Comme l’analyse comparée des deux couvertures de Daniel Clowes l’a mis en lumière, le caractère narratif ou non narratif de l’image n’est pas quelque chose qui peut s’étudier de manière interne ou absolue. Toute image fixe peut devenir narrative, tout comme la dimension narrative d’une image fixe très « dynamique » peut fort bien se voir narcotisée. En l’occurrence, la lecture isolée de la couverture d’Eightball aurait pu dégager de vrais effets narratifs, tandis que la focalisation sur la seule couverture d’Ice Haven aurait pu mettre l’accent sur tout ce qui se dérobe à la pulsion narrative. Mais la confrontation des deux images pousse clairement dans le sens d’une dénarrativsation dans le cas d’Eightball et d’une narrativisation dans le cas d’Ice Haven. Le rapport entre image fixe et récit doit donc toujours s’examiner au prisme des effets de remontage. L’essentiel, alors, n’est plus de voir si telle image est narrative ou non-narrative, mais en quoi elle est plus (ou moins) narrative qu’une autre, dont elle offre une version « re-montée ». A l’époque où s’effrite la croyance en une forme stable et unique des œuvres d’art, dont le statut devient systématiquement « différentiel » [19], pour se déployer en un réseau ce versions plus ou moins équivalentes, la notion de remontage peut s’avérer une notion clé dans la compréhension de l’œuvre se faisant [20].
[17] Et sans trop entrer dans les détails, signalons quelques autres jeux de mots : Random, qui signifie littéralement « aléatoire », « au hasard » (terme bien choisi pour désigner un personnage dont les déambulations ne semblent correspondre à aucune véritable logique), contient aussi une allusion à la maison-mère de Pantheon Books : Random House. Pour plus de détails sur ces cryptages éditoriaux, voir J.-L. Cornille, Conte d’auteur, Lille, PU Lille, 1992.
[18] L’adage de Ponge est un rien diffèrent, mais non dissemblable : « une rhétorique par objet », dans « My Creative Method », Méthodes. Le Grand Recueil 1, Paris, Gallimard, 1961.
[19] J’emprunte ce concept à M. Perloff, « Screening the Page/Paging the Screen: Digital Poetics and the Differential Text », dans Adelaide Morris & Thomas Swiss, eds, New media Poetics. Contexts, Technotexts, and Theories (Cambridge, Mass., MIT, 2006), pp. 143-164.
[20] Cette recherche a été financée par la Politique scientifique fédérale au titre du Programme Pôles d’attraction interuniversitaires, cf. LMI ("Literature and Media Innovation").