Ice Haven : du comic au graphic novel

- Jan Baetens
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Abstraction faite de quelques ajouts et suppressions, trompeusement simples en apparence, le remontage du magazine en livre est basé sur deux changements majeurs. La transformation la plus visible concerne premièrement le format de la publication, qui se réduit de moitié, tout en basculant du vertical à l’horizontal. Le format du magazine est légèrement inférieur au format A4 européen ; celui du livre est à l’italienne. A la différence ce Eightball, qui présente des pages à quatre bandes, Ice Haven n’a plus que deux strips par page, au lieu des quatre dans l’édition originale. Pour importante qu’elle soit en termes de rythme visuel et narratif, dans la mesure où elle permet de faire coïncider unité visuelle (la double page) et unité narrative (les « chapitres » du livre), cette transformation est moins radicale sans doute que la conversion du fascicule en livre, qui constitue le second grand changement proposé par Clowes. Dans Eightball, le matériau périgraphique est concentré sur les première et quatrième de couverture, qui proposent essentiellement une grande illustration et la mention du titre de la série.

Dans Ice Haven, les éléments péritextuels sont plus fournis (on voit apparaître un titre, le nom de l’auteur n’est plus à demi-caché [14], la place qu’occupent les diverses mentions devient très considérable). Ils sont aussi disposés en séquence, de manière à créer une zone intermédiaire entre couverture et œuvre proprement dite. Qui plus est, la séquence en question est non seulement spatiale, elle est aussi temporelle : les marges exhibent une continuité temporelle, qui fait passer de l’aube (péritexte initial) à la nuit (péritexte final), ce qui ne reste pas sans conséquence sur la manière dont se lisent la première et la quatrième de couverture. Sous l’impact du versant temporel du péritexte, le verso de la couverture peut se lire comme relevant d’un autre moment temporel que le recto.

Ces premières observations du remontage débouchent déjà sur une première conclusion. Si dans Eightball, le dispositif péritextuel insiste sur la présentation des personnages, réunis dans une image qui court sur les deux faces de la couverture, Ice Haven fait de la couverture un lieu qui devient producteur de récit. Dès le moment où il est sur le point d’entrer dans la fiction, le lecteur se trouve déjà en face d’une composition qui tend à induire des effets de récit.

 

Pour une analyse narrative du simultané

 

Une lecture plus circonstanciée permet d’étayer ces premières impressions de lecture. La première de couverture de Eightball propose une illustration à bords perdus (en fait l’image continue en quatrième de couverture : les deux faces constituent une grande image) qui se place sous le double signe de la simultanéité, pour ce qui est de l’organisation du temps, et de la juxtaposition, pour ce qui concerne la structure de l’espace. Plusieurs actions se déroulent en même temps. Cependant, toutes semblent aussi curieusement figées, quand bien même elles sont représentées au milieu d’une action en cours. Mais aucun des moments où le dessin saisit les personnages ne correspond à ce que l’on appelle traditionnellement un moment prégnant, qui permet de suggérer l’avant et l’après d’une action digne d’être racontée (un exemple souvent cité serait Le Verrou de Fragonard, 1777), ou décisif, qui fait apparaître un instant singulier grâce à l’intelligence et la rapidité de qui assiste à la scène (ici, l’exemple type est évidemment la photographie « sur le vif » d’Henri Cartier-Bresson). De plus, l’agent de police qui lève la casquette, l’homme solitaire qui marche sur le trottoir, le gamin qui touche du doigt un autre gamin, le vieillard qui tond sa pelouse (à moins qu’il ne se déplace avec un déambulateur) sont mélangés à des personnages immobiles : un enfant avec un petit lapin bleu à la main, une jeune femme penchée contre un pilier en bois, une vieille dame lisant, d’autres personnages au repos. La composition d’Eightball ne fait pas de distinction entre les personnages « en action » et les personnages « au repos ». Clowes nous présente les protagonistes de son livre, mais il le fait de manière paradoxale, comme s’il détournait l’action en portrait. C’est ce mariage de moments peu expressifs et d’attitudes figées qui contribue à généraliser l’impression de simultanéité que dégage le dessin.

Cette simultanéité ou, plus exactement, cette dénarrativisation implicite des divers éléments de l’image, se trouve renforcée par un principe analogue de juxtaposition spatiale. Tout semble placé sur le même niveau, non pas à cause d’un manque de profondeur ou de précision, mais parce que les personnages et le décor, puis l’avant-plan et l’arrière-plan, sont rapprochés les uns des autres. D’abord par le fractionnement de l’ensemble, qui subvertit subtilement les plages monochromes de la Ligne claire à la Clowes. Ensuite par le traitement égal, en couleurs et en détails, des différentes parties de l’image. Le décor est dessiné de la même manière que les personnages, et ce qui apparaît proche de nous n’est pas différent de ce qu’on remarque dans les lointains. Il en résulte une sorte d’écrasement de la perspective [15]. Plus généralement, tout se place au même niveau : la ligne virtuelle qui sépare les êtres, les objets, les accessoires, les immeubles, les espaces. N’oublions pas, enfin, qu’Eightball est avant tout un titre de collection, non de numéro ou de volume : la bande périgraphique en bas de l’image précise que le numéro 22 contient "29 histoires en couleurs", ce qui est peut-être une autre façon d’insister sur l’absence de récit en arche et partant sur la juxtaposition d’une mosaïque de microrécits.

Le contraste est saisissant avec la première de couverture d’Ice Haven, qui se voit travaillée par une logique de dissociation et de successivité. Le dessin introduit un clivage abrupt entre personnages et décor, mais aussi entre premier et second plan. Mais alors que l’image rappelle incontestablement une scène de théâtre où l’on voit évoluer des personnages devant une toile de fond réduite à l’état d’esquisse, le résultat paradoxal vise moins à écraser les différences, comme dans Eightball, qu’à les exaspérer. La couverture joue cartes sur tables : Ice Haven, c’est d’abord les habitants, non pas le lieu. Qui plus est, la coupure entre personnages et décor se reproduit à l’intérieur du groupe des premiers, où s’opère une singularisation de celui qui apparaît clairement comme le protagoniste de l’histoire. Certes, le personnage en question était déjà au centre d’Eightball aussi, mais ici l’effet est plus net encore). Mais la transformation la plus radicale concerne toutefois la manière dont ce personnage nous est présenté : dans Eigthball il semble se diriger en direction du lecteur, ce qui tend inévitablement à mettre en sourdine le caractère temporel de son geste [16]. Dans Ice Haven, le même personnage est vu de profil, ce qui souligne les idées de déplacement, de marche, bref de déroulement temporel. La charge temporelle de la mise en scène devient plus forte encore par le fait que le personnage suive le sens de la lecture (il fait sa promenade de gauche à droite). La vectorialisation temporelle de l’image, qui transforme la couverture en espace narratif, correspond ainsi à la séparation spatiale des zones, des figures et des objets, qui accentue encore cette temporalisation. Ice Haven, se donne d’emblée comme un récit, la ville apparaissant virtuellement comme le lieu d’un scénario, d’une histoire à venir, plus exactement d’une énigme à résoudre, quand bien même il n’est pas encore possible d’identifier au début du livre le type d’histoire qui va suivre. Les premières observations peuvent ainsi se confirmer : le remontage de la couverture agence et refaçonne des formes, mais avant tout il est producteur de récit.

 

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[14] Petit détail, mais de grande valeur symbolique : dans Eightball, Clowes a inscrit son nom dans le béton du trottoir de la ville, mais pour le lire il faut d’abord tourner la page de 180 degrés, puis ouvrir toute la couverture, seules les premières lettres de Clowes étant visibles en première de couverture.
[15] Comme on le sait, la perspective est aussi une machine à produire du temps, la différence entre le proche et le lointain étant souvent interprétée en termes narratifs : le premier plan représente le moment actuel, l’arrière-plan sert de structure d’accueil aux événements du passé. Voir P. Francastel, Peinture et société : Naissance et destruction d’un espace plastique, de la Renaissance au cubisme, Paris, Gallimard, « Idées/Art », 1965.
[16] C’est ainsi que, au XIXe siècle, avant la mise au point des vues instantanées, la photographie tendait à « immobiliser » des objets en mouvement, par exemple un navire entrant dans le port, en adoptant un point de vue situé dans l’axe du mouvement, ce qui permettait d’obtenir une image plus ou moins stable en dépit de l’allongement inévitable du temps de pose.