L’héritage des Ambassadeurs
dans l’art contemporain

- Sophie Limare
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Nous retrouvons ici avec humour le paradoxe de ces peintures de vanités qui nous présentent de façon fort attractive, et en trois dimensions, l’ensemble des plaisirs auxquels nous sommes censés résister pour accéder à la vie éternelle. Cette contradiction a été soulevée par Gérard Wajcman dans sa contribution au Livre des vanités :

 

La vanité méditative classique des XVIe et XVIIe siècles incite au renoncement sous prétexte que, en renonçant ici-bas aux biens terrestres, l’on accèdera à une satisfaction bien plus grande : mon œil, ou plutôt mon cul ! A priori, une vanité ne fait pas bander ! Pourtant la jouissance est DANS le tableau. La vanité suppose la sensualité. Cette peinture déclenche une envie physique. Cette peinture supposée nous alerter sur la fin inéluctable de notre jouissance est la peinture dans laquelle la jouissance me paraît la plus présente pour l’artiste et pour le spectateur. Il y a un problème fondamental dans l’histoire de la peinture des vanités : ce sont des représentations dont l’exécution elle-même dément le thème. Vous pouvez toujours retourner la chose dans tous les sens, c’est sa construction naturelle. La vanité est un objet contradictoire [13].

 

La vanité est un objet contradictoire, tout comme le processus de l’anamorphose. Sa puissance jouissive pour le spectateur est ici décuplée par le principe de l’installation de James Hopkins : nous ne sommes plus dans la représentation de l’objet, mais bien dans sa présentation directe au spectateur. Les Ready-made de Marcel Duchamp influencent donc encore les jeunes artistes actuels mais qu’en est-il du regard de l’observateur porté sur cette installation ? Situé près de l’étagère, le spectateur sera effectivement tenté de se servir, sous peine de subir la frustration de tous ces plaisirs offerts uniquement à sa vue. Il lui faudrait ici, suivre les conseils de Gérard Wajcman et prendre l’œuvre d’art :

 

 « au pied de l’objet » comme on prétend entendre mieux parfois en prenant les paroles « au pied de la lettre ». Aller vers le littéral de l’objet, et suivre son littoral [14].

 

S’il prend un peu de recul, et se place stratégiquement à l’endroit correspondant au point de vue photographique, présenté ici au lecteur de cette image, le memento mori surgira alors comme dans le second acte de la représentation des Ambassadeurs et le spectateur se retrouvera face à un choix rétinien, engendrant une source d’incertitude. La diplopie de la composition révèle en effet l’image du crâne, accessible au spectateur averti : le Ready Dead se substituant au Ready Made.

James Hopkins, en inscrivant volontairement ses pas dans ceux des Ambassadeurs a donc savamment placé ces objets de façon à représenter, par le processus de l’image double, un crâne qui vient renforcer la référence au chef-d’œuvre du maître allemand. En effet le memento mori est ici, contrairement au tableau des Ambassadeurs, dans le même champ de vision que les objets de l’installation. Le spectateur devra donc focaliser son regard, soit sur les étagères soit sur le crâne, et choisir entre voir et être vu. L’image double, tout comme l’anamorphose, étant reliée à une perception oscillatoire et performative, elle permet au spectateur d’être « saisi » au sens propre et figuré par l’énigme qui s’offre et se dérobe à sa vue. Olivier Douville précise en outre à propos du tableau d’Hans Holbein que

 

le modèle de l’anamorphose, parangon des illusions d’optique et du trompe l’œil, est incomparable par la merveilleuse solution qu’il apporte à toute la problématique du décentrement des champs de la vision et du regard. Rien de plus impressionnant qu’une anamorphose, rien qui ne nous donne davantage le sentiment d’être piégé par la représentation, d’être absorbé par elle et en elle, d’être vu par la chose qu’on est censé regarder, reconnaître et identifier [15].

 

Entre ce que nous voyons et ce qui nous regarde, se glisse en effet toute la puissance des vanités et de l’anamorphose renforcée par le vide des orbites « C’est le moment où s’ouvre l’antre creusé par ce qui nous regarde dans ce que nous voyons » [16]. En écho aux propos de Georges Didi-Huberman, James Hopkins réactualise ainsi la puissance du piège visuel de l’anamorphose à travers le principe de l’image double, dans une installation tridimensionnelle énigmatique et paradoxale. A travers la diplopie du crâne, l’artiste élabore également une mise en scène de l’absence que Gérard Wajcman considère comme emblématique du siècle passé :

 

 J’ai écrit un livre sur l’objet représentatif du XXe siècle, et je crois que c’est l’absence. Le crâne entre dans cette catégorie puisqu’il symbolise absence et anéantissement. Il est d’ailleurs impossible de penser au XXe siècle et à son plus grand traumatisme, la Shoah, sans que l’image du crâne, de son accumulation dans les charniers et les fosses communes, ne s’impose. Qu’il s’agisse de l’anéantissement ontologique ou que celui-ci soit volontaire et « industrialisé », la figure centrale en est le crâne [17].

 

Le processus de l’image double renforce donc le pouvoir évocateur de cette vanité contemporaine. Au-delà d’une simple réflexion réactualisée sur la futilité des plaisirs terrestres, le message semble fortement ancré dans le traumatisme majeur du siècle qui vient de s’écouler. Le crâne, associé au monde du rock brutal et bruyant et au Heavy Metal, a déjà été mis en scène dans les concerts de David Bowie ou d’Alice Cooper, mais l’installation de James Hopkins, qui fait référence à la promiscuité du thème de la mort dans le rock du XXe siècle, semble prendre ici une autre dimension.

La jeunesse peut-elle faire abstraction du passé ? Est-il encore possible de prendre du plaisir aujourd’hui sans que l’ombre des génocides du siècle écoulé ne vienne troubler notre insouciance ? James Hopkins réactualise non seulement le tableau d’Hans Holbein, mais semble interroger notre culpabilité individuelle face à l’aveuglement collectif de toute une génération. Le memento mori s’adresse ici à la jeunesse du XXIe siècle ayant reçu la problématique de l’absence en héritage.

 

Les mises en scène contemporaines de l’absence, associant l’anamorphose au thème des vanités, questionnent notre incapacité à envisager la mort. Ces démarches artistiques confirment que ce rapprochement initié par Hans Holbein est encore un moyen pertinent d’enrichir notre regard sur le monde. L’homme de la surmodernité n’ayant pas résolu l’ancrage de ses repères dans l’espace et le temps, la fugacité de toutes ses interventions demeure une préoccupation actuelle majeure. Dans son Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Marc Augé précise en outre que « la difficulté de penser le temps tient à la surabondance événementielle du monde contemporain » [18]. Un regard appuyé sur ces vanités énigmatiques permet donc de méditer sur la complexité de notre rapport au temps, tout en suivant le sillage éphémère des Ambassadeurs de la Renaissance.

 

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[13] G. Wajcman, « Puissance jouissive de la vanité », dans Le Livre des vanités, Paris, Editions du regard, 2008, p. 49.
[14] G. Wajcman, L’Objet du siècle, op. cit., p. 58.
[15] O. Douville, « D’un au-delà de la métaphore, ou lorsque l’anamorphose brise l’allégorie », art. cit., p. 105.
[16] G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Les Editions de Minuit, 1992, p. 52.
[17] G. Wajcman, « Puissance jouissive de la vanité », dans Le Livre des vanités, op. cit., p. 49.
[18] M. Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, p. 43.