L’héritage des Ambassadeurs
dans l’art contemporain

- Sophie Limare
_______________________________

pages 1 2 3 4

Fig. 6. J. Hopkins, Wasted Youth, 2006

Devorah Sperber élabore, tout comme István Orosz, une subtile mise en abyme en variant cette fois-ci le processus de l’anamorphose. Contrairement au portrait de Jean de Dinteville, qui ne pouvait se dévoiler qu’en portant un regard oblique sur la gravure de l’artiste hongrois, il s’agit ici d’une anamorphose catoptrique dont la (re)présentation a contribué à la gloire des cabinets de curiosité de la Renaissance. La catoptrique, ou science des rayons réfléchis, permet selon le principe de l’anamorphose de déformer en amont une image en tenant compte des lois de l’optique. Cette dernière peut donc apparaître ou disparaître de manière réversible, conformément au processus de l’anamorphose linéaire ; si ce n’est que le déplacement du miroir – posé ou ôté – se substitue au déplacement du spectateur dans le champ frontal ou latéral de l’œuvre. La fragilité et l’évanescence liées au caractère éphémère des vanités sont ici transposées dans l’immatérialité du reflet, ce dernier questionnant l’essence même de la représentation comme l’explique Véronique Mauron :

 

Les reflets, images secondes et dérivées, invitent à penser l’absence et la présence. De l’ordre de la perte, ils visent leur manque et, en creux, ils désignent la présence. Réfléchir (…) les reflets instaure une pensée dialectique : imaginer ensemble l’absence et la présence. Les (…) reflets désignent une forme « infigurable » et souterraine qui travaille la représentation [11].

 

L’identification du crâne, qui pouvait se déchiffrer en effectuant un déplacement latéral face au tableau d’Holbein, se trouve ici mise en abyme de manière inextricable dans cette combinaison d’anamorphoses linéaire et catoptrique. L’artiste choisit en effet de transposer le visuel des Ambassadeurs, associé depuis le XVIe siècle à l’anamorphose linéaire, dans l’univers de la catoptrique. Elle privilégie ainsi l’identification des personnages, au détriment de l’allégorie de la mort dont le rétablissement se complexifie. Devorah Sperber brouille donc volontairement les pistes de toute tentative d’identification possible du memento mori. Devons-nous en déduire que la maxime de l’Ecclésiaste est devenue totalement inaudible pour l’homme de la surmodernité, désirant avant tout allonger son espérance de vie et prolonger les charmes de sa jeunesse ?

Depuis Hans Holbein, la tache centrale est donc encore là sous nos yeux, et il est toujours délicat de la déchiffrer. Nous sommes pourtant dans la mort au moment même où nous accédons à la vie ; mais aujourd’hui la mort est souvent réduite à un simple événement biologique qui ne laisse plus de place au questionnement métaphysique. Telle Pénélope tissant et détissant son ouvrage, Devorah Sperber entrecroise les tiges de ses chenilles colorées pour mieux (dé)voiler les repères visuels du memento mori :elle propose un jeu de référence iconique nous incitant à rechercher vainement l’allégorie de la mort.Sur les traces d’Hans Holbein, l’artiste s’interroge simultanément sur les vanités et les anamorphoses, en réactualisation l’importance de cette puissante alchimie. Dans le catalogue de l’exposition tenue à la Fondation Bergé et intitulée Vanité. Mort, que me veux-tu ?, le plasticien et historien de l’art Régis Cotentin reliait pour sa part les vanités au thème de l’invisible : « Les vanités sont toujours d’actualité parce que leur message nous concerne indifféremment. Elles s’imposent à nous de façon encore plus évidente quand les épreuves de l’existence s’accomplissent en relation avec l’invisible » [12]. 

Le test visuel proposé au spectateur par Devorah Sperber peut ainsi s’envisager comme une « réflexion » au sens propre et figuré sur la dialogique de la présence/absence du memento mori, troppeu perceptible dans le tourbillon spatio-temporel de notre surmodernité.

 

Vanité, rock n’roll et image double

 

Tout comme István Orosz et Devorah Sperber, James Hopkins appartient à cette catégorie d’artistes actuels marqués par le chef-d’œuvre d’Holbein. Né en 1976 à Stockport, il vit et travaille actuellement à Londres en élaborant une œuvre sérielle et variée basée sur le détournement. Sa démarche fait très souvent appel au processus de l’image instable, qu’il revisite avec humour en l’associant souvent à la culture populaire.

Dans son installation intitulée Wasted Youth et réalisée en 2006 (fig. 6), cinq étagères murales sont recouvertes d’un amas d’objets et renvoient simultanément à l’univers de l’adolescence, de la fête et à celui des vanités. Le titre conforte un sentiment d’insouciance et de laisser-aller ; les étagères, allégorie du savoir en 1533, sont ici dédiées à la culture du rock n’roll et aux plaisirs d’une « jeunesse perdue », voire « saoule ». Sur la planche supérieure, des hauts parleurs et des spots lumineux colorés connotent la musique et le milieu de la danse – les étagères du tableau d’Hans Holbein faisant aussi explicitement référence au domaine de la musique à travers les instruments de l’époque, mandoline, luth ou flûtes. La circulation du regard de haut en bas confirme l’ambiance jeune et hédoniste qui se dégage de cette composition. L’affiche tronquée est issue de la culture rock et renvoie au thème des vanités – le fragment étant lui-même associé à la ruine. En observant attentivement ce qui reste de cette image tronquée, nous pouvons reconnaître la célèbre photographie prise en 1979 par Pennie Smith, qui fut utilisée pour illustrer l’album du groupe des Clash intitulé London Calling. Lors du concert des Clash au Palladium de New York, Paul Simonon, bassiste du groupe, a en effet détruit sa basse dans un accès d’énergie immortalisé par Pennie Smith qui se trouvait alors dans les coulisses. Cette image emblématique de la vanité, par sa forte connotation au thème de la destruction de l’objet, est devenue par la suite l’un des clichés les plus célèbres du rock. La boule appelée aussi « boule-miroir » appartient au monde de la nuit et de la danse : ses petites facettes réfléchissantes symbolisent la réflexion au sens propre et figuré. Or la fête joue avec le temps et donne l’illusion de se soustraire à ses impératifs en expérimentant un temps autre. La pendule fait ainsi écho au sablier des peintures hollandaises du XVIIe siècle, mais elle rappelle également aux Cendrillons actuelles qu’après minuit le charme de la fête s’anéantit dans le retour brutal au calendrier de la réalité. La lampe à lave décorative est elle-même fortement ancrée dans la symbolisation de l’éphémère ; ses bulles de cire vont en effet monter puis redescendre à l’intérieur du tube de verre, tout comme les bulles de savons symbolisaient le caractère fragile de l’existence. Les bouteilles d’alcool sont autant d’échos aux verres de vins, illustrant la vanité des plaisirs terrestres dans les peintures du XVIIe siècle. De même la planche de skateboard, elle aussi fragmentée et placée horizontalement sur l’étagère inférieure, est associée au thème du jeu, récurrent dans la vanité de nos occupations ici-bas.

 

>suite
retour<
sommaire

[11] V. Mauron, Le Signe incarné ombres et reflets dans l’art contemporain, Paris, Hazan, 2001, p. 15.
[12] R. Cotentin, « les nouveaux masques de la vanité », dans Vanité. Mort, que me veux-tu ?, Paris, Editions de la Martinière, 2010, p. 94.