Damien Hirst et la vanité de la peinture
- François Lecercle
_______________________________

pages 1 2 3 4

 La Wallace Collection, 2009-2010 : vanité de la peinture

 

Si cynique et iconoclaste qu’il s’affiche, Hirst a la nostalgie de la peinture. Il a constitué une importante collection de tableaux contemporains et voue une admiration sans borne à Bacon, dont il achète les œuvres quand elles passent en vente publique. A partir de 2006, il se met à la peinture, avec le sentiment de recommencer un apprentissage [27]. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas eu de tableaux, dans son abondante production. Mais c’était essentiellement des toiles peintes par des assistants, reproduisant dans un style hyperréaliste des photos ou documents. Ainsi, dans l’exposition Beyond Belief, figuraient plus de vingt toiles agrandissant démesurément des photographies prises par Hirst de la naissance par césarienne d’un de ses fils [28]. En 2006, il se met à manier lui-même le pinceau, avec beaucoup de tâtonnements et d’hésitation, produisant une série de toiles qui montrent surtout des crânes, avec quelques cendriers et papillons, en blanc sur fond noir ou bleu. L’influence de Bacon est évidente, ainsi que celle, plus discrète, de Giacometti. Ses premiers doutes sont surmontés : d’octobre 2009 à janvier 2010, 25 de ces toiles sont exposées à la Wallace Collection de Londres, sous le titre No Love Lost. Blues Paintings by Damien Hirst [29].

Comme pour le Rijksmuseum, les deux parties trouvent leur intérêt à cette opération. La Wallace Collection, qui en 2004 a exposé Lucian Freud dans des conditions analogues, est heureuse d’aller contre sa réputation d’institution conservatrice, préservant une riche collection ancienne dans un cadre cossu et figé. Hirst se réjouit d’être, après Lucian Freud, le deuxième artiste contemporain invité à se confronter aux maîtres anciens. Il fait refaire à ses frais – et à grands frais : 250 000 livres – une partie des galeries et tapisser de soie les salles où ses œuvres sont accrochées [30]. Mais sa motivation n’est pas simplement d’être admis dans un Panthéon de l’art, pour dialoguer avec Poussin et Turner. La soif de reconnaissance va de pair avec un calcul économique dont il ne fait pas mystère : il dit expressément à des critiques que le marché de l’art contemporain est en difficulté et que les artistes conceptuels ont de plus en plus de mal à vendre leurs œuvres, dans le climat économique qui a suivi la crise de 2008. Ces nouveaux tableaux sont donc une issue car « il semble que ça peut fonctionner dans ce marché » [31]. Le calcul était juste : montrées à Kiev, les toiles auraient été presque toutes achetées, avant l’exposition à Londres (mai-juillet 2012) puis à Kiev (novembre 2012-janvier 2013), par le milliardaire ukrainien Victor Pinchuk pour 50 millions de dollars [32].

Si l’opération commerciale réussit pleinement, il n’en va pas de même pour les aspirations à la reconnaissance. Sur ce terrain, la déconvenue est sévère : No Love Lost essuie un éreintage critique unanime, chacun y allant de sa phrase assassine. Mark Hudson appelle ce nouvel émule de Bacon son « fan multimillionnaire, techniquement handicapé » ; Tom Lubbock trouve que « comme peintre, il est à peu près au niveau d’un étudiant d’art de première année pas très prometteur » ; Rachel Cambell Johnston dit que les tableaux « vus à distance, n’ont pas l’air trop moches » mais « approchez et un boudoir tendu de soie pâle se transforme en une chambre d’adolescent : on sent presque les relents renfrognés de l’angoisse existentielle » [33]. Même Sarah Crompton, qui avait des liens privilégiés avec Hirst, participe, un peu à contrecœur, à la curée [34]. La critique est si désastreuse que la directrice du musée, Rosalind Savill, a senti son cœur se décrocher à la lecture des comptes rendus, se rassérénant seulement à la pensée que l’exposition attire des foules [35], car le fiasco critique n’a fait qu’aviver la curiosité du public.

Pourquoi, se demandera-t-on, rapprocher le crâne couvert de diamant de 2007 de la vente de Sotheby’s en 2008 et de l’exposition de la Wallace Collection de 2009-2010 ? Parce qu’ils sont profondément liés. Il était logique que For the Love of God débouchât sur ces deux expériences contradictoires parce qu’elles en prolongeaient les deux faces complémentaires. Le crâne a une face bling-bling qui préludait à la vente de Sotheby’s, apogée d’un art conçu comme publicitaire et mercantile. Mais sous cette face provocatrice et cynique s’en cachait une autre : un sens aigu de la vanité de cette bulle artistique et la nostalgie des valeurs les plus traditionnelles. C’est elle qui a poussé Hirst à affronter son désir le plus profond, de trouver sa place parmi les Maîtres. De fait, il a exposé dans l’un des Temples de l’Art, il a vu ses toiles accrochées à côté d’un Poussin mais c’est alors que l’on a découvert que le roi était nu. La critique s’est déchaînée à cette occasion, mais la férocité des jugements s’explique par le sentiment d’avoir été floué – ou pris en flagrant délit d’aveuglement : on avait porté au pinacle un artiste qui, maniant enfin le pinceau, s’avérait si médiocre [36].

C’est la réunion de ces deux faces – la bulle mercantile et l’impossible rivalité avec les géants de l’art – qui constitue la véritable vanité moderne. Si on le considère à la lumière de ses deux « séquelles », le crâne reformule, à sa manière, la phrase de Pascal : « Quelle vanité que la peinture qui essaie d’attirer l’admiration par l’imitation d’originaux qui renvoient le peintre à son néant ! ».

 

 Post-Scriptum

 

Depuis que j’ai écrit cet article, à l’automne 2011, la carrière de Hirst a rebondi. Le fiasco critique de No Love Lost a débouché – parce qu’il était assorti d’un succès public ? – sur une consécration bien plus retentissante : une grande exposition de cinq mois (4 avril-9 septembre 2012) à la Tate Modern, intitulée simplement « Damien Hirst ». Il s’agissait d’une rétrospective de toute son œuvre – la première rétrospective majeure à Londres, selon le fascicule de l’exposition [37]. C’est la forme ultime de la consécration, dans l’un des grands temples de l’art contemporain. For the Love of God y était exposé à part : au rez-de-chaussée, dans une sorte de blockhaus que l’on traversait pour observer, sans limitation de temps, le joyau qui, comme d’habitude, brillait seul dans l’obscurité. Pour le reste de l’exposition, il fallait monter au troisième étage. Le crâne était ainsi en position « apéritive » : accessible à quiconque (l’entrée était libre, à la différence de l’exposition) comme pour inciter les simples passants à acheter leur billet et monter, pour découvrir l’œuvre, après le chef-d’œuvre. Dans l’exposition proprement dite, on traversait une suite de quatorze salles, dont quatre très vastes, dans un trajet qui était à la fois chronologique et thématique. La première salle était consacrée aux œuvres des débuts, faites par l’artiste lui-même : casseroles peintes en couleurs tendres, d’une peinture émaillée à usage domestique. Ensuite, on découvrait les séries successives qui ont fait la célébrité de Hirst : les pastilles de couleur, les armoires à pharmacie, les animaux dans le formol (vaches, agneaux, requins, petits poissons), les vitrines de mégots de cigarettes, de pilules ou d’instruments de chirurgie, les tableaux obtenus par projection de peinture domestique de couleurs vives sur des panneaux motorisés, les tableaux en ailes de papillons, quelques moulages de mannequins anatomiques et des sérigraphies d’après photo.

L’exposition a eu un grand succès, il était recommandé de réserver pour être sûr d’entrer. Observer la foule réservait parfois des surprises, comme une grand-mère qui s’attendrissait avec sa petite-fille de six ans devant un agneau dans sa piscine de formol un peu trouble. Le memento mori devenait un spectacle mièvre : l’adulte, pas plus que l’enfant, ne semblait troublé, l’agneau quittant l’univers des vanités pour entrer dans celui de Disney.

L’exposition n’assurait pas simplement le triomphe de l’artiste et sa consécration, elle avait une vocation secrètement orthopédique, car il manquait à la rétrospective deux composantes. Pas de trace des tableaux de la Wallace Collection. Pas de trace, non plus, des provocations religieuses, à une exception près, mais notable : l’exposition s’achevait sur The Incomplete Truth (2006), un très grand caisson de formol (222 x 176 x 74 cm) où est suspendue, en hauteur, une colombe blanche aux ailes déployées. Pour les non-initiés, le fascicule prévenait que la colombe a de nombreuses connotations symboliques : « messager d’espoir », « forme corporelle du Saint Esprit dans l’iconographie chrétienne », « symbole profane de paix » [38]. Mais le catalogue de l’exposition ignore superbement cet aspect : seul le dernier essai y fait allusion [39]. On peut comprendre l’élimination des peintures pseudo-baconiennes : le fiasco critique de No Love Lost n’y est pas étranger. Mais l’amputation de la part la plus ouvertement provocatrice de l’œuvre – qui est, à mon sens, la plus intéressante – étonne. Les organisateurs de l’exposition ont-ils craint les violences de groupuscules intégristes ? C’est en avril 2011 que des activistes ont détruit la photographie Immersion de Carlos Serrano exposée, avec le reste de la collection d’Yvon Lambert, au musée d’Avignon. C’est au mois d’octobre suivant que le même groupe a interrompu, au Théâtre de la Ville, à Paris, un spectacle de Romeo Castellucci, Sul Concetto di Volto nel Figlio di Dio [40]. Que les responsables de la Tate aient ou non voulu ménager les susceptibilités des intégristes, l’essentiel est là : l’heure n’est plus de jouer effrontément avec les traditions picturales et religieuses. « Vanité des vanités » ne signifie plus, aujourd’hui, répudiation des biens de ce monde ni clin d’œil ironique à la tradition, mais bien « c’en est fini de la peinture, place au business ».

Une nouvelle exposition a été organisée au Qatar, à Doha, sous le titre « Relics », du 10 octobre 2013 jusqu’au 22 janvier 2014. On annonçait « la plus large collection d’œuvres de Hirst jamais rassemblée » [41]. Malgré cette ampleur inouïe, il ne semble pas, d’après les informations partielles que j’ai pu glaner [42], dans la presse ou sur le site de Hirst (ww.damienhirst.com), qu’elle ait rétabli les deux pans de l’œuvre qui manquaient à Londres [43]. Mais le crâne y a brillé de tous ses diamants.

 

 PPS

 

Au moment de publier ces lignes (8 octobre 2015), Damien Hirst ajoute une nouvelle facette à son œuvre : on inaugure à Londres un musée (Newport Street Gallery) qu’il a fait construire à ses frais pour exposer sa collection personnelle des œuvres d’autrui et présenter des expositions temporaires (John Hoyland est le premier artiste ainsi distingué). Il n’est plus seulement un artiste doublé d’un marchand qui sait admirablement commercialiser ses productions, il est aussi un mécène. Désormais, il contribue à faire l’histoire de la peinture contemporaine en « consacrant » des artistes. Il est aussi, en quelque sorte, son propre historien d’art puisque, sur son site, il tient registre de toutes ses activités en les encadrant : les expositions et les principales œuvres sont présentées, flanquées d’un commentaire « autorisé ». D’un côté, le crâne, dans sa solitude de chef d’œuvre absolu, de l’autre, tout un réseau de plus en plus tentaculaire.

 

>sommaire
retour<

[27] Il dit dans une interview avoir renoncé à la peinture parce que Bacon « l’avait mise à terre » et qu’il ne pouvait « rien ajouter » (« I felt Bacon had wrestled it to the ground and I couldn’t really add anything », voir « My way into art », The Guardian, 13 septembre 2007. Sur l’élaboration de ces tableaux, voir les propos recueillis par S. Thornton, « The reinvention of artist Damien Hirst », art. cit. Sur les difficultés éprouvées à se remettre à la peinture, voir son interview avec le peintre Hoyland « Damien Hirst and John Hoyland in Conversation », dans le catalogue de l’exposition No Love Lost, Londres, Other Criteria, 2009, pp. 58-66 (l’interview avait été auparavant publiée dans le Royal Academy Magazine).
[28] Le catalogue de Beyond Belief, op. cit., reproduit 21 toiles de ce type, ainsi qu’une soixantaine de gigantesque sérigraphies agrandissant des photos de tissus cancéreux.
[29] Dans l’avant-propos du catalogue, la directrice du musée, Rosalind Savill, salue le « tournant hardi » (bold new direction) pris par Hirst, en soulignant que les tableaux sont… entièrement peints à la main.
[30] Tous les comptes rendus de l’exposition soulignent qu’il a déboursé 250 000 livres pour cela.
[31] « They seem like they can work in this market », cité dans R. Nikkhah, « Damien Hirst picks up brush for new collection of oil paintings », The Telegraph, 5 septembre 2009. Intitulée « Two Weeks One Summer », l’exposition a eu lieu du 3 novembre 2012 au 6 janvier 2013 au Pinchuk Art Center de Kiev, elle prenait la suite d’une exposition à la galerie White Cube de Londres, du 23 mai au 8 juillet 2012. Ces expositions sont documentées sur le site de  Damien Hirst et ici.
[32] Affirmation rapportée par S. Thornton, « The reinvention of artist Damien Hirst », art. cit.
[33] « His technically challenged, multi-millionaire fan » (M. Hudson, « It couldn’t guet worse for Damien Hirst », The Telegraph, 14 octobre 2009) ; « Hirst, as a painter, is at about the level of a not-very-promising, first-year art student » (T. Lubbock, « Are Hirst’s paintings any good ? No, they’re not worth looking at », The Independent, 14 octobre 2009) ; « Seen from a distance they don’t look too bad. (…) But take a step farther and a pale, silk-papered boudoir transforms into what feels more like a teenage boy’s bedroom. You can almost smell the brooding odours of existential angst » (R. Cambell Johnston, « Damien Hirst at the Wallace Collection, W1 », The Sunday Times, 14 octobre 2009).
[34] S. Crompton, « Damien Hirst: the Blue Paintings at the Wallace Collection: Review », The Telegraph, 13 octobre 2009. Les problèmes de l’exposition commencent, dit-elle, quand on étudie les tableaux eux-mêmes. Elle conclut qu’elle a toujours chéri Hirst « comme un cerveau, non comme un peintre ».
[35] « My heart sank when I read the reviews, but we are still getting well over double the normal daily visitor figures for Damien’s show », propos recueilli par R. Nikkhah, « Damien Hirst’s "dreadful" paintings draw record crowds », The Telegraph, 18 octobre 2009.
[36] L’exposition était conçue de façon que la salle des Hirst s’ouvrît sur un pan de mur où était accroché le tableau de Poussin intitulé La Musique du hasard. Tom Lubbock le dit assez explicitement : « it’s our poor little art world that I feel sorry for. We just look so bloody stupid » (c’est notre pauvre petit monde de l’art qui me fait pitié. Nous avons l’air tellement stupides), « Are Hirst’s paintings any good ? No, they’re not worth looking at », art. cit.
[37] « This exhibition is the first major survey of Hirst’s work to be held in London », fascicule de présentation de l’exposition. Un catalogue a été publié, Damien Hirst, édité par Ann Gallagher, London, Tate Publishing, 2012.
[38] « The dove carries numerous symbolic associations: a messenger of hope, the bodily form of the Holy Spirit in Christian iconography, and a secular symbol of peace », fascicule de l’exposition, p. [15] non ch.
[39] Andrew Wilson, « Believer », op. cit., pp. 203-217. A. Wilson évoque les connotations religieuses de l’œuvre dans une section de son article intitulé « Where’s God now ? », pp. 215-216.
[40] C’est le titre donné par Serrano à sa photographie, en 1987. Elle est plus connue sous le nom de Piss Christ. Le « scandale » ne tient pas à l’apparence de l’objet (un Christ blanc dans une atmosphère rosâtre un peu trouble) mais à ce que l’artiste a dit de sa fabrication : il a photographié un petit crucifix de plastique blanc immergé dans un verre rempli de son urine mêlée à un peu de son sang. La destruction était surtout un moyen, pour des groupes d’activistes, de se faire connaître et c’est encore plus vrai du scandale de théâtre, qui a repris à Milan, quelques mois plus tard.
[41] Voir le site du Qatar Museums Authority (consulté le 15 octobre 2015).
[42] Voir « Damien Hirst in Doha. They will come », The Economist, 19 octobre 2013. La sœur de l’émir actuellement régnant est une cliente importante de Hirst : elle a acquis des œuvres qui ont atteint des prix record.
[43] Cette exposition est documentée sur le site de Damien Hirst. Elle se targuait d’être la plus grande rétrospective de Hirst, mais elle ne présentait, semble-t-il, que deux œuvres nouvelles, un requin de 6,8 m. préservé dans le formol (Leviathan, 2006-2013) et un autre crâne couvert de diamants, For Heaven’s Sake (2008), dont on ne peut pas dire qu’il rivalise avec son aîné.