Damien Hirst et la vanité de la peinture
- François Lecercle
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Sotheby’s, 2008 : Bulla speculativa

 

Les considérations financières ne sont pas des conséquences extrinsèques, elles sont partie intégrante de l’œuvre. Ce n’est pas pour rien que Hirst est, d’année en année, désigné par la « Sunday Times Rich List » comme l’artiste britannique le plus riche. Celui-ci, dont la carrière est gérée par un comptable [15], conçoit son œuvre comme une suite d’opérations médiatiques et commerciales. Il apporte la plus grande attention à sa cote, rachetant ses œuvres – comme bien d’autres grands peintres l’ont fait avant lui, à commencer par Rembrandt [16]. Il prend soin de ne pas saturer le marché – sinon de produits dérivés – car les collectionneurs qui paient des fortunes pour des œuvres reproductibles avec variation, comme les animaux dans le formol ou les armoires à pharmacie, s’inquiètent de la multiplication de réalisations semblables [17]. L’un de ses objectifs évidents est de battre les records de vente – ce qu’il a fait à plusieurs reprises. En juin 2007 Lullaby Spring, une armoire de pharmacie en métal et verre plein de fausses pilules, est vendue 9,65 millions de livres par Sotheby’s à la fille de l’émir du Qatar ; c’est un record d’enchères pour un artiste vivant, qui bat celui établi la veille par Christie’s pour un tableau de Lucian Freud (7,89 millions de livres) [18].

Le sommet de cette carrière de marketing artistique – qui a fait parler de lui bien au-delà des cercles d’amateurs d’art contemporain – est la vente directe de ses œuvres par Sotheby’s, les 15 et 16 septembre 2008, en pleine crise bancaire et financière. C’est la première fois qu’un artiste met sa production directement aux enchères, court-circuitant les galeries. C’est aussi la première fois qu’une vente aux enchères et une exposition d’art coïncident : l’exposition des œuvres à Sotheby’s, avant la vente, se présente comme une véritable exposition d’art, intitulée Beautiful Inside My Head Forever, ouverte jusqu’au début des enchères. Cette vente est un pari pour Hirst : il joue sa réputation, à la fois enviable et sulfureuse, de l’artiste qui réussit les plus gros coups médiatico-financiers, et il risque de voir les cours de ses œuvres s’effondrer, décourageant ainsi les collectionneurs-spéculateurs [19]. Mais l’opération réussit au-delà des espoirs : la vente bat tous les records pour la production d’un seul artiste (111 millions de livres pour 218 numéros), dépassant les objectifs de Sotheby’s (65 millions) et ses estimations les plus hautes (90 millions) [20]. La vente a été reçue comme une manifestation artistique à part entière, amenant Germaine Greer à saluer la façon dont Hirst a fait de son nom une marque comme sa contribution essentielle à l’art : « Damien Hirst est une marque, parce que la forme artistique du XXIe siècle est le marketing. Développer une marque si visible sur un argumentaire aussi mince est immensément créatif – et même révolutionnaire » [21].

La formule est assurément ambivalente : on fait mérite à Hirst d’une inventivité extrême mais celle-ci s’exerce à vide. En vérité, le reproche n’est pas tout à fait fondé, car ce n’est pas une provocation gratuite que d’exposer des bovins conservés dans le formol, au moment de la maladie de la vache folle. Hirst semble avoir joué consciemment avec les peurs collectives : il invite le spectateur à passer entre deux caissons contenant des moitiés de carcasse pour se sentir pris entre les deux tranches d’un sandwich, comme si cette viande mortifère allait le dévorer [22]. Les institutions ont du reste réagi en conséquence : comme s’il était sourdement agité par les phantasmes que Hirst veut éveiller en nous, le Département de l’Agriculture américain refusait qu’une de ces œuvres fût incluse dans une exposition new-yorkaise, au nom de l’interdiction d’importer du bœuf britannique – les fonctionnaires croyaient sans doute qu’un visiteur pouvait être tenté de plonger la main dans le formol et d’avaler un morceau de viande [23]. Hirst ne cherche donc pas seulement à faire parler de lui : il pointe nos phantasmes collectifs avec une efficacité d’autant plus grande qu’il les met en scène avec un sens du théâtre, du bizarre et du choquant qui mêle le cocasse et le sinistre : le rire est arrêté par cette odeur de morgue et le spectateur confronté à ces figurations glauques ne sait plus quoi penser. Mais il est vrai que les œuvres suscitent des réactions d’autant plus ambivalentes que l’artiste s’emploie à faire parler de lui et à transformer tout ce qu’il touche en millions de livres.

Il démontre ainsi un savoir-faire illusionniste, comme les artistes qui l’ont précédé au fil des siècles. Mais son domaine n’est plus l’illusion mimétique, c’est celui de l’argent. On a beaucoup parlé, à propos de la vente de 2008, de manipulation : Sotheby’s avait préparé le terrain par une « campagne agressive de marketing dans le monde entier » [24], pour susciter l’intérêt des spéculateurs. Les associés et les marchands de l’artiste ont acheté beaucoup, surtout parmi les premiers lots, très au-dessus des estimations, suscitant ainsi un mouvement d’entraînement parmi les acquéreurs [25]. Au moment où s’entassait dans les dépôts une production pléthorique sortie des mains d’une armée d’exécutants, l’artiste, habilement conseillé, trouve le moyen de l’écouler en deux jours, au prix le plus fort : l’exploit financier devient partie prenante de l’expression artistique.

Avec la mise en scène élaborée dont il a bénéficié, la tournée promotionnelle des musées, la publicité autour de sa vente et les soupçons de manipulation, le crâne anticipe sur la grande vente de Sotheby’s : il marque l’apogée – provisoire – de cette transformation de l’art en marketing et de l’œuvre en objet publicitaire. Il incarne le sommet de l’art bling-bling. Du coup, c’est toute la carrière de Damien Hirst qui devient – volontairement ou involontairement selon les cas – une reprise parodique du discours de la vanité. Les vanités du XVIIe siècle proclamaient que l’homme est une bulle (« homo bulla ») ; avec Damien Hirst c’est l’œuvre même qui devient une bulle – spéculative.

 

 L’idée la plus chère de l’histoire de l’art

 

Il y a néanmoins une différence essentielle entre cette vanité contemporaine et ses devancières : la conception de l’art qu’elles supposent. Au XVIIe siècle, la vanité met en valeur à la fois l’ingéniosité de la mise en scène et la dextérité de l’exécution. Le peintre séduit par la force de son invention et sa maîtrise illusionniste. Dans For the Love of God, les deux composantes se retrouvent, mais totalement dissociées, puisque l’artiste n’intervient plus dans la fabrication de l’objet. C’était déjà une habitude pour Hirst : il était notoire qu’il ne mettait pas la main à la plupart de ses œuvres. Jusqu’en 2008, avant de restreindre les effectifs, il employait, dans cinq ateliers, 180 personnes et la critique relevait la contradiction entre les prix exorbitants et le fait que, produites à la chaîne, les œuvres n’étaient pas touchées ni même signées par l’artiste [26]. Le crâne va plus loin car il constitue une forme limite d’art conceptuel. Non que l’œuvre soit dématérialisée : au contraire, sa matérialité s’impose particulièrement à l’attention, comme un tour de force technique. Mais l’intervention de l’artiste se réduit à une idée. Il n’invente même pas la forme, il ne fournit qu’une idée très simple (mouler un crâne dans la matière la plus précieuse imaginable). Il signe – à la différence de beaucoup de ses œuvres produites par ses aides – mais pas de sa main, puisque sa signature est gravée dans le métal par des joaillers. Il y a donc bien un éloge de l’art sous-jacent à cette vanité moderne, mais complètement dissocié en une idée sidérante et un exploit technique, l’une revenant à l’artiste, l’autre aux artisans joaillers.

La dissociation est telle qu’on peut être tenté de calculer la valeur de cette idée, en soustrayant de la valeur de l’œuvre le coût des matériaux. Certes, les deux sont difficiles à déterminer. Le prix de vente a varié entre les 50 millions demandés lors de la première exposition et les 100 millions prétendument payés par un consortium d’investisseurs. La valeur des matériaux est estimée entre 15 et 7 millions, selon l’estimation « officielle » diffusée par Hirst et celle des experts. On obtient ainsi, pour l’idée, une valeur qui varie de 35 (50-15) à 93 (100-7) millions de livres, ce qui en fait l’idée artistique la plus chère de l’histoire. Par comparaison, Fountain, l’urinoir de Marcel Duchamp, avait une valeur nulle à l’origine : celle d’un objet manufacturé courant, au point que l’objet, refusé en 1916 par la Société des artistes indépendants pour son exposition de New York, a rapidement disparu (on n’en possède plus qu’une photo par A. Stieglitz). En 1964, l’urinoir étant devenu une icône de l’art moderne, des copies en sont faites, sous la direction de Duchamp, que les grands musées du monde achètent. L’une d’elle a été vendue en 1999 par Sotheby’s pour « seulement » 1,7 million de dollars : l’idée de Duchamp, dont le retentissement est bien plus considérable dans l’histoire de l’art moderne, vaut 20 à 50 fois moins que celle de Hirst.

La crâne est, en quelque sorte, l’apogée de la carrière de Hirst : c’est une œuvre unique, qui échappe donc au risque de saturation du marché dont s’inquiètent les collectionneurs, c’est une œuvre impérissable, à la différence des aquariums de formol où les corps se dégradent lentement, et c’est une œuvre qui cumule les records – l’idée la plus chère de l’histoire de l’art, digne de l’artiste le plus riche du moment.

Dans les vanités anciennes, l’éloge de l’art se déploie sur fond de dénonciation du visible. Mais, chez Hirst, qu’en est-il de la répudiation du monde d’ici-bas ? Assurément, les carcasses conservées dans le formol, avec leurs relents de morgue, invitent à méditer sur la précarité de toute chair. Mais il n’en va pas de même du crâne, dont la matière invite à de tout autres phantasmes. Certes, les réactions varient selon les individus, mais les connotations funèbres du crâne risquent d’être, sinon totalement éclipsées, du moins marginalisées par l’ébahissement devant la prouesse technique et la valeur du joyau.

Pourtant, malgré les apparences clinquantes, la méditation mélancolique n’est pas loin : au moins pour son concepteur, l’objet retrouve insidieusement l’hésitation des vanités anciennes entre dénonciation des biens de ce monde et exaltation de la peinture. For the Love of God témoigne d’une ambivalence analogue à celle des vanités anciennes, mais sur un tout autre terrain. Au premier abord, on est surtout frappé par l’apothéose de l’art bling-bling. Mais il y a une faille, dans ce triomphe si efficacement orchestré, qui laisse deviner, au cœur de l’œuvre de l’enfant terrible, une autre expérience de la vanité.

 

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[15] Le STRL lui attribue une fortune de plus de 200 millions de livres en 2008, 2009 et 2010, mais les estimations varient considérablement : au moment de la grande vente de 2008, sa fortune était estimée par certains à 600 millions (voir l’article de C. Milmo « Mr. 10 per cent (and he’s worth every penny) »). Un exemple, parmi d’autres, des spéculations sur la fortune de Hirst est l’article de R. Woods, écrit juste avant la grande vente de Sotheby’s : « Art brings Damien Hirst a billion dollars. The artist is so rich he’s losing count », The Sunday Times, 7 septembre 2008. Le gestionnaire est un comptable irlandais du nom de Frank Dunphy ; Hirst s’est souvent félicité publiquement des 10% qu’il perçoit. Voir par exemple l’article de C. Milmo, publié au lendemain de la vente de Sotheby’s : « Mr. 10 per cent (and he’s worth every penny) », The Independent, 18 septembre 2008. Sur la relation entre l’artiste et son gestionnaire et sur le rôle essentiel de ce dernier, voir W. Januszczak, « Does Damien Hirst’s auction at Sotheby’s mean the end of the gallery ? », art. cit.
[16] Il a notamment racheté en 2003 un ensemble d’œuvres de jeunesse à Charles Saatchi, son premier grand collectionneur et marchand, voir « Hirst buys his art back from Saatchi », The Guardian, 27 novembre 2003. Hirst est très conscient de faire comme ses illustres prédécesseurs, comme il le dit dans une interview : « Rembrandt, Velasquez, Goya, I think they were all thinking about the commercial aspects of art. I believe I’m only doing what any of these artists would be doing if they were alive » (Rembrandt, Velasquez, Goya, je pense qu’il pensaient tous aux aspects commerciaux de l’art. Je crois que je ne fais que ce n’importe lequel de ces artistes feraient s’ils étaient en vie), cité par A. Akbar, « Rembrandt? I’m just like him, says Hirst – it’s all about cash », The Independent, 9 septembre 2008.
[17] Il annonce en novembre 2008 qu’il cesse de produire des meubles de pharmacie et des peintures de papillons. Voir J. Henry « Damien Hirst, one of the world’s richest artists is laying off workers », The Telegraph, 22 novembre 2008.
[18] Voir D. Alberge, « Pills lift Hirst to top of art world’s most expensive list », The Times, 22 juin 2007. Hirst ne semble pas pour autant un cynique qui ne pense qu’à l’argent. Il est évident qu’il ne le dédaigne pas, mais le comportement mercenaire est une façade sur laquelle il s’est expliqué : l’argent est un moyen d’être pris au sérieux : « It’s not really the money that I like, it’s the language of money. People understand money. There are people who might have dismissed my work who can’t any more » (Ce n’est pas vraiment l’argent que j’aime, c’est le langage de l’argent. Les gens comprennent l’argent. Il y a des gens qui auraient peut-être récusé mon œuvre qui ne le peuvent plus), cité par S. Thornton, « The reinvention of artist Damien Hirst », The Sunday Times, 4 octobre 2009.
[19] Cette vente a déchaîné les commentaires dans la presse. Parmi beaucoup d’autres, voir B. Hoyle, « Comentary : Hirst betting his reputation on this sale », The Times, 5 septembre 2008. Le bruit courait que les invendus s’entassaient chez les marchands (voir R. Campbell Johnston, « Form a queue for Damien Hirst’s sale of the century », The Times, 5 septembre 2008) : la vente était le moyen d’inverser la tendance.
[20] Comme toujours, les chiffres variant – et il est difficile de faire la part entre la manipulation et l’estimation sérieuse : le 16 septembre, à la fin de la vente, l’agence Reuters annonce 111 millions ; le lendemain, le Times ne parle que de 95 millions, voir B. Hoyle, « Damien Hirst makes £ 95m in Sotheby’s sale, despite global slump », The Times, 17 septembre 2008. Voir également G. Barker et L. Jury, « Even his fag ends sell as Hirst art auction hit £ 100 million », Evening Standard, 16 septembre 2008.
[21] « Damien Hirst is a brand, because the art form of the 21st century is marketing. To develop so strong a brand on so conspicuously threadbare a rationale is hugely creative-revolutionary even », dans « Germaine Greer Note to Robert Hughes : "Bob dear, Damien Hirst is just one of many artists you don’t get" », The Guardian, 22 septembre 2008.
[22] Hirst semble avoir été conscient de cet effet : une de ses œuvres les plus célèbres, qui a obtenu le prestigieux Turner prize en 1995, Mother and Child divided (une vache et un veau coupés en deux, dans quatre caissons de formol entre lesquels le spectateur peut circuler), veut réduire le spectateur à la condition de hamburger : « I want people to feel like burgers » (propos cité dans une biographie publiée sur le site Lenin Imports et largement reprise sur le web (consultée le 12 octobre 2015).
[23] Cité dans le site  Lenin Imports.
[24] « an agressive global marketing campaign » (B. Hoyle, « Comentary : Hirst betting his reputation on this sale », art. cit. du 5 septembre 2008).
[25] Jay Joplin, propriétaire de la White Cube Gallery, semble avoir joué un grand rôle dans cette affaire. Parmi les nombreux témoignages de manipulation, voir « Hirst dealers bolster prices at record sale », The Sunday Times, 21 septembre 2008.
[26] Sur le nombre d’employés et d’ateliers, voir C. Milmo, « Mr. 10 per cent (and he’s worth every penny) », art. cit. ; sur les œuvres entièrement déléguées à des assistants et non signées, voir G. Barker et L. Jury, « Even his fag ends sell as Hirst art auction hit £ 100 million », art. cit.