Anthropologie et écriture poétique :
le cinéma de Robert Gardner
- Maxime Scheinfeigel
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Le cinéaste Robert Gardner est anthropologue et il a fondé le Film Study Center au musée Peabody de Harvard en 1957. Depuis, il n’a pas cessé de réaliser des films ethnographiques sur tous les continents et d’enseigner l’anthropologie filmique à Harvard. Il a par ailleurs consacré une bonne partie de son œuvre à des artistes internationaux (peintres, sculpteurs, photographes) de Mark Tobey en 1952 à Christian Boltanski en 2011. S’il est un alter ego américain du Français Jean Rouch avec lequel il a d’ailleurs travaillé, son œuvre, pourtant tournée selon les méthodes du cinéma direct, est singulière. Il élabore en effet des poèmes cinématographiques et la chose est d'autant plus remarquable que son matériau est la réalité brute dont il se fait l'observateur.
Quatre films seront ici à l’étude : Dead Birds réalisé en 1963 chez les « Dani » en Papouasie-Nouvelle Guinée, Deep Hearts, un film de 1974 tourné chez les « Peulhs Bororo » au Niger, Rivers of Sand de 1981, tourné chez les « Hamar » en Ethiopie et Forest of Bliss réalisé en 1986 chez des « hors-caste », sur les bords du Gange à Bénarès. Les quatre sont de stricts documents ethnographiques.
Forest of Bliss : la parole
Les voix in des protagonistes et la voix off du cinéaste prononcent des mots dont le spectateur-auditeur est d’emblée induit à se demander où se trouve leur origine exacte, à savoir leur cause : de quoi parle-t-on ?, et leur source, à savoir la localisation des voix par rapport à l’espace représenté. Vient alors cette question : comment les films documentaires de Gardner en sont-ils venus à faire entendre des mots qui n’expliquent pas simplement ou pas seulement ce que l’on voit mais qui participent aussi de l’esthétique mise en œuvre ?
D’abord, le cinéaste raréfie sa parole en la limitant à de brefs et rares commentaires, ensuite et surtout, quand les protagonistes de ses films se font entendre, leurs voix sont traitées par lui de telle manière qu’elles ont une dimension plutôt sonore que verbale, plutôt musicale que narrative, le film le plus extrême à cet égard étant Forest of Bliss. La parole est très abondante dans ce film mais elle ne fait pas sens pour les spectateurs que nous sommes puisqu’elle n’est jamais traduite. Les protagonistes du film, vivant au bord du Gange à Benarès et s’occupant des soins à rendre aux morts, ne cessent en effet de parler, de chanter, de rire, de se lamenter ou de psalmodier des chants rituels. L’un d’entre eux, un vieillard souvent hilare, officiant d’un culte inexpliqué, se distingue même de tous les autres par le son extraordinairement éraillé de sa voix qui donne ainsi une couleur particulière à l’atmosphère sonore de tout le film. Du coup, le murmure incessant des voix mêlées ou isolées qui n’est pas réductible au sens des paroles entendues, s’impose moins aux spectateurs comme un discours qu’il n’impressionne leur perception auditive du film, exactement comme on le dit d’une pellicule photographique quand elle est « impressionnée ». La partition des voix, formant ici une clé de voûte de l’architecture sonore du récit, s’impose comme une quatrième dimension de l’image dont se dégage une esthétique singulière et insolite. Pour cela même, Forest of Bliss est un film rare, étrangement expérimental parce que l’alliance du son et de l’image se fait moins selon la nécessité de documenter fidèlement ce qui est vu et entendu, que celle d’instaurer une correspondance rythmée, harmonique plutôt qu’harmonieuse, entre les deux. Il semble bien que Robert Gardner, tel un poète, cherche des accords rimés entre les formes visuelles et les formes sonores.
A cet endroit, une question me vient à laquelle je ne peux répondre faute d’un savoir suffisant sur les réalités ainsi cinématographiées par Robert Gardner : la sorte d’harmonie audio-visuelle qu’il fait courir dans tous ses films est-elle fondée sur des accords perçus sur place par lui et qui rendraient alors compte de conceptions et pratiques sonores propres aux sociétés qu’il observe ? Ou bien s’agit-il d’une invention créative qui serait chargée par le cinéaste de sublimer l’image en lui faisant perdre son caractère documentaire au profit d’une expérience filmique, d’une recherche audio-visuelle ad hoc, d’inspiration musicale ? Qu’une telle question soit possible à poser invite à souligner un trait essentiel qui distingue le travail de Robert Gardner de celui de la majorité des cinéastes-anthropologues. Dans ses films, la voix vaut moins pour la parole produite que pour le son dont elle est le support. On peut parler d’un son vocal et comme tel il génère des sensations, module des vibrations, il est rythme, il est musique et qu’il soit produit par des voix humaines n’en fait pas nécessairement un son verbal : il est et reste avant tout un son vocal.