Les Mystères de la Chambre obscure

- Paul Louis Rossi
_______________________________

pages 1 2 3 4

ouvrir cet article au format pdf

partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

I
Souvenirs

 

Il serait préférable, avant de commencer notre histoire, de vérifier la légitimité d’une relation entre la Poésie et le Cinématographe. Ce que nous ferons, mais en introduction j’ai pensé qu’il fallait, pour justifier cette liaison possible, introduire le plus grand doute. Disons que la littérature, la poésie, sont des formes du langage, mythique, chanté, parlé ou écrit. Si l’on emploie le montage des images dans le cinéma comme un possible véhicule langagier, il faut le comparer en son origine à une langue des muets, qui correspondent par des gestes codifiés. Je dois avouer ma préférence pour « Le Muet » du cinéma des origines, celui de Buster Keaton et de Charlie Chaplin : la cabane en équilibre au bord du vide de La Ruée vers l’or, par exemple, dont je viens de revoir les images. Qu’en est-il exactement de notre question ? Je pense que nous allons d’abord reprendre le fil du récit, avec le scénario, les avatars et les incidents du tournage, depuis le début.

 

Mystère de la Chambre obscure. Il n’est pas inutile de souligner ici l’analogie du cinématographe avec la consultation des voyantes, de Madame Parola : la tireuse des cartes et de Bonne aventure de la Place Saint-Pierre, à Nantes. Je veux dire que le spectacle de la Càmera oscura, salle plongée dans la ténèbre, est tout à fait comparable à l’hypnose, à la situation du rêveur, les yeux fermés dans sa nuit, qui cependant perçoit sous les paupières baissées des images en noir et blanc et souvent même en couleurs.

 

Je ne puis m’empêcher, afin d’introduire mon discours, de citer le film fétiche – pour moi – intitulé Dreams that money can buy, soit : Des rêves que l’argent peut acheter, réalisé en 1946 sous la direction de Hans Richter. On peut voir dans La Revue du Cinéma de l’été 1947, sur la terrasse d’un building, lieu du tournage : Hans Richter, Flaherty et Joris Ivens, à New-York. Je pense aujourd’hui à la séquence imaginée par Man Ray – lui-même photographe – Ruth, Roses and Revolvers, où les spectateurs et les acteurs tournent le dos à l’écran lumineux. Et même, je suis enclin à penser qu’ils ont tous les yeux fermés. Mais je n’en suis pas certain.

 

On peut supposer qu’il existe une archéologie du cinéma. Un soir que nous nous trouvions à Paris, avec quelques amis, nous eûmes l’idée de chercher dans nos souvenirs lointains le titre des premiers films que nous avions aperçus. Je me souvenais parfaitement d’Adrienne Lecouvreur, par exemple, que j’avais vu sous le préau de mon école. Pourtant j’ai mis très longtemps avant de comprendre cette histoire compliquée d’amour d’Adrienne avec le Maréchal de Saxe, et l’empoisonnement de l’actrice par un bouquet empoisonné. Mais plus encore aujourd’hui de réaliser que le film était une œuvre de Marcel L’Herbier, dont je viens de découvrir Forfaiture, avec Lise Delamare et Louis Jouvet, et le célèbre acteur japonais : Sessue Hayakawa.

 

Cependant un peu plus tard, j’ai pensé à cet autre film que j’avais aperçu durant la guerre sous un chapiteau de cirque misérable. Je ne me souvenais que d’une image, celle de deux enfants perdus dans la zone d’une ville, et convoités par deux voyous qui se proposaient de les vendre. Comme je racontais cette histoire, l’un des interlocuteurs, Pierre Lartigue en la circonstance, me dit soudain qu’il avait vu le même film à La Rochelle, en cette même année, dans le cirque des pauvres bohémiens, et qu’il s’agissait de Sans Famille de Marc Allégret. Il est tout à fait certain que le cinématographe, dans sa forme, dans la suite des séquences, s’apparente vivement au déroulement du rêve, y compris dans ses incohérences. C’est sa qualité et sa faiblesse car l’on sait combien, si vous ne les écrivez pas au réveil, les séquences du rêve sont fragiles.

 

 

II
Zone

 

Je n’ai pas besoin de rappeler ici qu’il s’agit pour nous d’un poème célèbre de Guillaume Apollinaire, « Zone », qui se termine ainsi :

 

Adieu Adieu
Soleil cou coupé

 

Je signale seulement à mes auditeurs que nous sommes le matin et non le soir, et que le Cou coupé est probablement le bengali du Sénégal. Il faut remarquer que la connaissance du cinéma introduit dans la poésie une forme de rencontres, de collages et de mouvements. Je pense en particulier à cette séquence de « L’Emigrant de Landor Road », suite de vers acrobatiques, comme tirés d’un spectacle de cirque :

 

Le chapeau à la main il entra du pied droit
Chez un tailleur très chic et fournisseur du roi
Ce commerçant venait de couper quelques têtes
De mannequins vêtus comme il faut qu’on se vête

 

J’ajoute que je suis venu travailler à Paris une première fois vers 1954. J’habitais à Ménilmontant où l’on trouvait encore le cinéma Cocorico, spécialisé dans les films d’épouvante. C’était vraiment le faubourg et même la Zone. Mais je fréquentais déjà la cinémathèque et j’ai dû voir avant tous mes amis Tempête sur l’Asie de Poudovkine, scénario d’Ossip Brik. Il était l’ami de Maïakovski et le mari de Lili Brik, mais je ne connaissais pas encore Boris Barnet, réalisateur extraordinaire du film : Au bord de la mer bleue. A cette époque j’ai vu L’Homme d’Aran de Flaherty, et surtout Blind HusbandsMaris aveugles – d’Eric von Stroheim, ainsi que l’admirable Queen Kelly, avec Gloria Swanson.

 

Quelles relations pouvons-nous déceler entre la Poésie et le Cinéma ? Je crois qu’il faut nous diriger d’abord vers cette idée de l’Inconscient. Et plus précisément, en cette époque non seulement vers l’œuvre de Sigmund Freud : La Science des Rêves et la Gradiva de Jensen, mais aussi à ce que je nommerai l’Inconscient surréaliste. Je sais que ce n’est pas une figure exacte. Mais on peut parfaitement souligner, même aujourd’hui, la relation du cinéma avec l’onirisme, la description des rêves, la pratique de l’automatisme, les correspondances, tous les éléments susceptibles d’explorer l’inconscient.

 

En ce dimanche du mois de septembre 2012, il est arrivé deux éléments mystérieux qui doivent se chevaucher dans la mémoire et le temps. J’avais justifié la veille la conduite sensorielle de Rimbaud dans les Illuminations par la thèse de Victor Segalen, consacrée aux Synesthésies et l’Ecole symboliste. Il écrit en particulier : « Donc tout est possible, dans le monde des synesthésies : et jusqu’aux calembours les plus monstrueux ». Il vient de citer l’orgue à bouche construit par Des Esseintes dans A rebours. Joris Karl Huysmans écrit : « Le Kirsch sonne furieusement de la trompette ; le gin et le whisky emportent le palais avec leurs stridents éclats de pistons et de trombones ; l’eau de vie fulmine, avec les assourdissants vacarmes des tubas… »

 

Et dans l’après midi de ce même dimanche, nous sommes allés voir au Desperado – 23 rue des Ecoles – pour la première fois le film d’Otto Preminger, de 1949, intitulé Whirpooltourbillon – soit en français Le Mystérieux Docteur Korvo. Le film entier est une démonstration du pouvoir de la psychanalyse et de la technique de l’hypnose transposés pour le crime et le cinématographe, avec José Ferrer docteur pervers et la belle Gene Tierney, voleuse innocente. Je pense qu’il faut interpréter ce récit comme un avatar du hasard objectif, et nous allons nous attarder avec prudence en cette voie. Pour l’instant.

 

>suite
sommaire