Stavros Tornes, le poète solitaire
du cinéma grec

- Kostoula Kaloudi
_______________________________

pages 1 2

ouvrir cet article au format pdf

partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

« Le cinéma vient et revient dans la manière dont je bouge et je vis, c’est une aventure qui s’identifie à ma vie, à là où je vais, à ce que je fais » [1], disait Stavros Tornes, qui aimait et considérait le cinéma comme le prolongement naturel de sa vie. « Le cinéma, c’est nos propres films » [2], affirmait-il, soutenant que « l’homme est à lui seul un cinéma » [3]. La pellicule, matériel indispensable pour tourner, il l’envisageait comme le poète envisage la feuille blanche. « Si j’ai de la pellicule, je peux tourner sur n’importe quoi » [4], disait-il notamment. Ainsi la pellicule, la feuille blanche de Tornes, se remplissait-elle d’images, dures parce que vraies, fortes parce que belles. Elles avaient la beauté de la redécouverte de la réalité, la sincérité de l’enthousiasme de leur créateur, de sa foi dans le cinéma. Pour Tornes, le cinéma « était et reste l’expression d’une autre liberté, d’une autre possibilité de vivre » [5]. Stavros Tornes faisait des films tout à fait personnels, où les associations d’idées, les sentiments, les symboles personnels, les souvenirs primitifs, les figures mythiques, la magie et l’allégorie se transforment en images et s’inscrivent sur la pellicule. Dans ses films, nous ne cherchons pas un sens unique, nous nous abandonnons à la sensation qu’ils procurent comme aux vers d’un poème qui nous conduit sur les sentiers secrets de l’imagination.

Il est malaisé de parler de Stavros Tornes, « un poète radical, un révolutionnaire errant, une épine au flanc de toute espèce d’establishment » [6], à en croire Serge Daney. Né à Athènes en 1932 de parents réfugiés d’Asie Mineure, il quitta l’école sous l’Occupation nazie, s’enrôla dans les rangs de la gauche pendant la guerre civile, ce qui lui valut exil et prison, où il se plaisait particulièrement à raconter à ses codétenus les films qu’il avait vus. Mais il n’a jamais évoqué son passé politique, se contentant d’affirmer que « le cinéma est un besoin social profond » [7]. Acteur au moment des premiers pas du cinéma commercial d’après-guerre, il apprendra l’art du cinéma en passant par tous les stades de la création d’un film cinématographique. Au début des années soixante, il est une cheville ouvrière du mouvement du Nouveau Cinéma grec, qui adopte les principes des nouveaux cinémas et est en quête d’une expression personnelle et d’une identité nationale. En 1967, il tourne l’un des premiers courts métrages du mouvement, Θηραϊκός όρθρος (Matines à l’île de Thera), avec Kostas Sphikas, l’un des rares représentants du cinéma expérimental en Grèce. La même année, quand s’installe la dictature des colonels, il prend le chemin de l’exil volontaire et se retrouve en Italie. Pendant les années soixante-dix, il va y travailler comme acteur dans des films, notamment Il Caso Mattei (L’Affaire Mattei), Lucky Luciano, Cristo si e fermato a Eboli (Le Christ s’est arrêté à Eboli) de Francesco Rosi, Allonsanfan des frères Taviani, Vogliamo i colonnelli (Nous voulons les colonels) de Mario Monicelli, La Città delle donne (La Cité des femmes) de Fellini, Anno Uno (L’an un) de Rossellini. En 1970, il rencontre Agnès Varda et joue le rôle principal dans son film Nausicaa, dirigé contre la dictature des colonels en Grèce, mais malheureusement jamais projeté. A partir de 1973, il revient au cinéma en tant que créateur. Il rentre en Grèce en 1982. Il réalise des films personnels, poétiques, inclassables sauf à être compris dans la sphère de la poésie, des films dont les images véhiculent, comme l’écrit Serge Daney, « la pureté menaçante et indémontrable d’un rêve » [8].

Nous ne sommes pas d’accord avec ceux qui l’ont qualifié de « poète du cinéma », car il pensait que « le cinéma est défini par sa matérialité » [9]. Ses films renvoient à l’autonomie de l’expression poétique et démontrent que, selon lui, le cinéaste « lutte avec une chimie, avec des images, avec des faits, avec des temps, avec des vides temporels » [10]. Cependant, Tornes s’intéressait à la poésie de multiples façons. En 1979, il participe au premier Festival international de poésie de Castelporziano, où il fait la connaissance de Lawrence Ferlinghetti et de Yevtushenko. La poésie est partout présente dans ses pensées sur le cinéma, mais aussi dans ses films, qui s’accompagnent de récitations de ses textes. Il était d’ailleurs convaincu que la Grèce est un lieu qui a des liens directs avec la poésie. « L’identification de notre peuple avec la poésie cultive l’espace (un espace en grande partie utopique) de l’existence avec les autres... Nous sommes tous des poètes » [11], disait-il.

« L’ennuyeux, c’est qu’on ne peut pas raconter l’histoire du film d’un poète » [12], écrit Serge Daney à propos de l’œuvre de Tornes. En effet, comment décrire les films de Tornes, si particuliers et si personnels ? Comment raconter leurs histoires ? Le premier, Αντίo Ανατολή (Adieu Anatolie), tourné à Rome en 1976, est peut-être un adieu à l’Anatolie de ses ancêtres, celle que ses parents ont fuie en 1922, rescapés de la Catastrophe d’Asie Mineure. Un film qui fixe des images du présent et du passé d’une ville par des instants d’une vérité déchirante : un visage vieilli, le dîner de gens du peuple anonymes, les monuments qui subsistent, des images accompagnées d’un texte poétique du réalisateur, commentaire sur la migration, l’errance, la politique, la révolution, la liberté personnelle. Ecoutons-le réciter : « dans la révolution palestinienne / je suis ce que je suis / c’est-à-dire présent passé / et ce qui viendra… / des siècles ou des secondes moi, je nage / moi, je parcours les mers moi je vole au-dessus de la terre / moi, j’arrive… ». Coatti, tourné un an plus tard, en 1977, livre une errance en Calabre, des pensées sur la liberté et l’égalité sociale ; selon le réalisateur, c’est « un film qui voulait emprisonner la vie quotidienne » [13], parler de sa conviction selon laquelle nous sommes tous contrôlés par les conventions sociales et opprimés par le fardeau du temps.

En 1979, Tornes réalise Εξωπραγματικό (Irréaliste), un film en super 8. Images quotidiennes qui expriment une inexplicable inquiétude et récitation d’un texte évoquant le retour au pays. C’est d’ailleurs son dernier film avant son retour en Grèce, qui contient la phrase la plus significative peut-être : « C’est toi qui définis pourquoi ce qui te relie à chaque instant à la globalité de l’univers demeure une angoisse ».

Μπαλαμός (Balamos), en 1982, est le premier long métrage de Tornes et son premier film tourné en Grèce. Un homme veut acheter un cheval et, à travers ce processus, revient en arrière dans le temps. Selon Tornes, le héros du film, qu’il joue lui-même, « marche dans un rêve et entre dans les situations telles qu’elles se présentent, sans aucune réserve » [14]. Le cheval que nous retrouvons si souvent dans les légendes de la tradition populaire grecque est dans le film le symbole de la liberté, du voyage. Dans sa quête, le héros erre dans le temps, depuis l’Antiquité jusqu’à 1982. Tornes définit ainsi l’errance du héros : « Balamos arrive en accusé au Moyen Age, en esclave au début du christianisme, écoute l’oracle de la devineresse sur le fleuve, baise la main du prophète qui a vu le Christ crucifié et se métamorphose dans l’Olympe en Dracula qui vampirise des chevaux » [15]. Le film se tient en équilibre aux limites du documentaire et de la fiction, l’image de la réalité est soudain chargée d’associations d’idées poétiques pour se muer en conte étrange. La caméra pénètre dans le monde des marchands d’animaux, des gitans ambulants. Leur langue, les sons de leur musique, les plans nocturnes de leurs visages, les petits gestes émouvants enregistrés par la caméra alternent avec la part du mythe. Et le héros voyage dans le temps pour finir dans un taxi, à observer. Quoi d’autre Tornes aurait-il pu dire de l’expression poétique et de la continuité de la vie, du hasard qui se transforme en mystère ?

 

>suite
sommaire

[1] « Ο φτωχός κυνηγός του Νότου » (« Le Pauvre Chasseur du Sud »), documentaire réalisé par Stavros Kaplanidis, Athènes 1994.
[2] Tornes, « Manifeste 1987 », dans Σταύρος Τορνές – αφιέρωμα στο έργο του Σταύρου Τορνέ (Stavros Tornes – hommage à l’oeuvre de Stavros Tornes), Athènes, Rodakio, 1995, p. 5.
[3] Ibid., p. 106.
[4] « Ο φτωχός κυνηγός τουΝότου » (« Le Pauvre Chasseur du Sud »), op. cit.
[5] S. Tornes, « Fragments d’une passion poétique, extraits d’une conversation avec Katerina Schina », dans Σταύρος Τορνές – αφιέρωμα στο έργο του Σταύρου Τορνέ (Stavros Tornes – hommage à l’oeuvre de Stavros Tornes), op. cit., p. 117.

[6] Stavos Tornes, consulté le 10 février 2013.
[7] S. Tornes, « Extraits des conversations radiophoniques avec Antonis Kokkinos et Nikos Grammatikos », dans Σταύρος Τορνές – αφιέρωμα στο έργο του Σταύρου Τορνέ (Stavros Tornes – hommage à l’oeuvre de Stavros Tornes), op. cit., p. 103.
[8] Stavros Tornes, consulté le 10 février 2013.
[9] S. Tornes, « Le défi est un regard révelateur conversation avec Christos Vakalopoulos et Ilias Kanellis », dans Σταύρος Τορνές – αφιέρωμα στο έργο του Σταύρου Τορνέ (Stavros Tornes – hommage à l’oeuvre de Stavros Tornes), op. cit., p. 111.

[10] Ibid.

[11] Ibid., p. 110.

[12] Stavros Tornes, consulté le 10 février 2013.

[13] S. Tornes, Coatti, op. cit., p. 40.

[14] Ibid., p. 42.

[15] Ibid., pp. 42-43.