Les poètes et le cinéma autour de 1920 :
deux attitudes opposées face au nouveau
medium (Soupault et Aragon)

- Nadja Cohen
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Cette communication se propose d’étudier deux tendances opposées des écrits de poètes surréalistes sur le cinéma, qui nous semblent emblématiques de l’ambiguïté des rapports que ces derniers, dans leur ensemble, entretiennent avec le septième art. Pour cela, nous examinerons deux cas radicalement différents et révélateurs de partis pris critiques récurrents à l’époque : d’un côté, le déni du medium tel qu’il se manifeste chez Soupault et, à l’opposé, la recherche de sa spécificité, à l’œuvre chez un poète comme Aragon. Au-delà de la conception du cinéma qu’ils trahissent, ces choix critiques présentent un intérêt d’histoire littéraire pour appréhender le discours surréaliste sur l’art et les lignes de faille au sein du groupe.

Nous étudierons d’abord l’écriture des « billets-poèmes » (parus dans Littérature en 1919-1920) très librement inspirés à Philippe Soupault par la vision de certains films, démarche s’inscrivant dans le rêve de « critique synthétique » qui anime alors nombre d’auteurs, privilégiant la subjectivité du récepteur et sa liberté créatrice sur la démarche analytique du critique. L’étude de deux essais d’Aragon écrits avant son adhésion au mouvement surréaliste : « Du décor » et « Du sujet », parus respectivement en septembre 1918 et en janvier 1919, nous permettra ensuite de présenter un autre type de démarche critique visant à rechercher à tâtons la spécificité du medium cinématographique en insistant sur le primat du visuel, sur l’image-mouvement et sur la puissance émotionnelle du gros plan.

 

I. Les billets-poèmes de Soupault : un essai de critique synthétique

 

Le primat du spectateur chez Soupault

 

A un discours analytique sur le cinéma, la revue Littérature, fondée en mars 1919 par les futurs surréalistes, substitue la démarche subjective des petits « billets-poèmes » de Soupault. Certains seront intégrés en 1924 dans l’article de ce dernier, intitulé « Le cinéma USA », dans lequel le poète choisit d’égrener ses souvenirs de spectateur, en présentant de la façon suivante les différents films qui l’ont marqué : « J’ai gardé de ces films des souvenirs qui sont pour moi, encore aujourd’hui, de sympathiques bibelots. Pour mon plaisir, je me suis souvenu successivement de… ». Les billets-poèmes qui suivent sont de courts textes narratifs, présentant des affinités avec les textes automatiques. Constitués le plus souvent de phrases brèves, ils mêlent à une narration au présent des bribes de dialogues, de proverbes poétiques inventés pour l’occasion et des allusions à l’entourage du poète. Le film A l’abri des lois [1] est ainsi évoqué par ces quelques lignes 

 

A L’ABRI DES LOIS [2]

 

Les yeux des folles et leur ivresse ressemblent à des papillons.

Cette femme qui boit ne connaît que la fumée légère de ses désirs. J’aime ces grincements de dents, ces rages pâles et cette brusque colère.

Un gentleman correct vous apporte des roses. Déchirez-les avec vos deux mains blanches, ma folle chérie, et jetez-les au panier. Vous allez tuer quelqu’un et vous hésitez. Ouvrez vos yeux immenses puisque votre main ne tremble pas.

Ce film est ridicule et sentimental.

Pourquoi cette folle est-elle si belle ? Nous irons revoir « A l’abri des lois », n’est-ce pas, André Breton ?

 

Certes, en 1920, le discours sur le cinéma n’en est qu’à ses balbutiements. Les outils d’analyse n’ont pas été forgés et la grammaire du cinéma elle-même est en cours d’élaboration. Cependant, le texte de Soupault tourne manifestement le dos, et comme par principe, à toute forme de discours critique. Il ne prend pas même la peine de résumer le canevas du film ou d’en énumérer les particularités, fût-ce sous une forme sommaire. Le jeu des acteurs, la mise en scène n’ont pas non plus droit de cité ici. A dire vrai, avant la septième ligne (« ce film est ridicule et sentimental »), rien, hormis le paratexte, ne permet de deviner de quoi il s’agit. De fait, ce n’est pas tant du film de la Vitagraph qu’il est ici question que de la trace mnésique qu’il a laissée dans le cerveau du jeune poète. Les souvenirs étant par nature composites, Soupault accueille un bric-à-brac mental et se livre à un exercice de mémoire automatique pour le faire surgir. Comment s’en étonner si l’on songe que les films sont pour lui de « sympathiques bibelots », prétextes à un exercice de plume et d’introspection poétique ? Ces « bibelots » vont donc être rapidement « abolis » (difficile de résister à l’appel d’un mot si mallarméen) au profit d’un faisceau de souvenirs, de pensées ou de dialogues librement appelés par la réminiscence du film.

Si la première phrase est probablement inspirée à Soupault par le personnage féminin du film, on ne peut toutefois en être sûr. Le texte s’ouvre en effet sur un énoncé gnomique sans rapport immédiat avec le film : « Les yeux des folles et leur ivresse ressemblent à des papillons ». La comparaison entre des yeux de femme, agrandis par la folie, et des papillons s’établit en effet à l’aide de l’article défini à valeur généralisante et du présent omnitemporel. L’étrangeté de l’image ne réside sans doute pas dans le comparant mais dans le comparé, car si l’on peut aisément concevoir que les yeux outrageusement maquillés des actrices du muet évoquent deux papillons, on peut en revanche s’étonner du terme abstrait auquel ils sont syntaxiquement coordonnés : « les yeux des folles et leur ivresse ». Ce ne sont pas d’une part les yeux des folles et d’autre part leur ivresse (terme abstrait) qui ressemblent à des papillons mais vraisemblablement les yeux des folles quand elles sont ivres, en proie à l’hystérie, ces yeux écarquillés aux pupilles dilatées qui rappellent les « yeux qui fascinent » de Musidora. L’étrangeté de la phrase provient de ce chassé-croisé syntaxique, que la rhétorique appelle joliment une hypallage. Les textes automatiques contiennent de nombreux énoncés de ce type, sortes de maximes poétiques que leur étrangeté prive de la valeur généralisante propre à cette forme brève.

La deuxième phrase reprend plus explicitement le thème de l’ivresse en désignant cette fois une femme en particulier : « cette femme qui boit », dont le déterminant suppose qu’elle a été identifiée en amont dans le texte. A moins que le démonstratif n’ait ici une valeur déictique, servant à désigner la femme présente à l’écran, que le locuteur n’a qu’à montrer du doigt pour l’identifier. Il crée ainsi un effet de présence indéniable. A « l’alcool », le texte associe ensuite rapidement la « cigarette », attributs indispensables de la femme de mauvaise vie, mais, comme dans la première phrase du texte, le tabac n’est évoqué que de manière indirecte par une nouvelle métaphore : « la fumée légère de ses désirs ». En quelques touches est ainsi esquissée la silhouette embrumée de la femme fatale qui occupe le devant de la scène et hypnotise le spectateur de ses yeux agrandis par la démence.

Son attitude est ensuite dépeinte en trois traits, à l’occasion de l’expression d’un goût personnel à la subjectivité assumée : « J’aime ces grincements de dents, ces rages pâles et cette brusque colère ». On sent à nouveau pointer l’hystérie qui modèle la physionomie et la gestuelle du personnage féminin, pâle de rage ou, pour reprendre les mots de Soupault, décidément friand d’hypallages (et empruntant ici un trait de l’écriture artiste), aux « rages pâles » et à la nervosité maladive.

 

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[1] A l’abri des lois (Within the law) fut présenté en France en 1920 mais ce film de la Vitagraph date en fait de 1917. Réalisé par William P.S. Earle, ce « grand drame de la vie réelle en deux épisodes et quatre parties », interprété par Alice Joyce et Harry Morey, laissa à Soupault le souvenir d’une histoire de gangsters dans laquelle l’héroïne jouait un rôle important, qu’il compara plus tard à celui de Bonnie Parker.
[2] Initialement paru dans Littérature, n° 12, février 1920, p. 29.