Anges et damnés au purgatoire de l’écran
L’Enfer de Dante et les Sonnets de Shakespeare
revisités par les cinéastes-peintres Derek
Jarman (The Angelic Conversation, 1985)
et Peter Greenaway/Tom Phillips
(A TV Dante, 1989)

- Nicole Cloarec
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Il peut sembler paradoxal que les deux réalisateurs britanniques dits de « cinéma d’auteur », Peter Greenaway et Derek Jarman, aient souhaité proposer une adaptation de deux grands classiques de la poésie européenne, ou du moins s’en inspirer. Les deux cinéastes, qui ont chacun reçu une formation de peintre avant de passer derrière la caméra, ont manifesté une profonde défiance envers la littérature comme source scénaristique, responsable à leurs yeux d’un cinéma narratif formaté et conventionnel. Peter Greenaway va même jusqu’à frapper d’anathème ce cinéma, dans la mesure où il ne serait que l’illustration d’un texte [1]. Ces critiques rappellent sans conteste les débats qui ont animé les cercles d’intellectuels au début du XXe siècle alors que ces derniers s’interrogeaient sur la spécificité de ce septième art qui venait tout juste de naître. En Grande-Bretagne, Eliot Stannard, l’un des premiers grands scénaristes, auteur d’au moins quatre-vingt-dix films de 1914 à 1929, dont huit des neuf films muets d’Alfred Hitchcock, déplore dès 1917 l’assujettissement des films au modèle littéraire, tendance qu’il décrit comme « at best … a cut-and-slash trade » [2]. En France, René Clair résume parfaitement ce sentiment lors de la polémique, en 1928, engendrée par l’arrivée du film parlant, lorsqu’il déclare : « Ce qui est cinéma, c’est ce qui ne peut être raconté » [3].

Dans cet argumentaire qui oppose logique verbale et visuelle, logos et image, il s’agit de définir l’essence même du cinéma, ce qu’est le langage propre au cinéma. Or il est remarquable de constater combien l’écriture poétique sert de modèle analogique aux tenants d’un cinéma qui s’émanciperait du carcan narratif (donc en prose) et qui serait au contraire capable d’engendrer métaphores et autres images mentales ; mais cette analogie semble en retour provoquer un divorce insurmontable entre mots et images, le terme « poésie » devenant synonyme – aussi bien dans le domaine littéraire que cinématographique – d’une quintessence même du genre, d’une écriture intrinsèquement liée à son medium et qui le porterait à une sorte d’épure exploitant toutes ses potentialités. Dans ces conditions, l’adaptation de poésies littéraires au cinéma semble être une impossible chimère – sinon sur le mode de l’évocation, au détour d’un dialogue ou d’un monologue. De fait, s’il existe un nombre non négligeable de longs métrages retraçant la vie d’un poète ou d’une poétesse [4], l’adaptation de poèmes reste une exception dans le cinéma narratif dominant et les exemples peu nombreux proposent d’ailleurs à chaque fois un cas unique, que ce soit Onegin (Martha Fiennes, 1999), inspiré de l’œuvre de Pouchkine, elle-même unique en son genre puisqu’hybride, « roman par son intrigue fine et poème par sa structure » [5], ou Howl (Rob Epstein & Jeffrey Friedman, 2010) qui retrace à la fois la genèse du poème de Ginsberg mais aussi ses lectures publiques et surtout le procès dont il a été l’objet. Il semble donc que l’adaptation de poèmes soit l’apanage du cinéma dit expérimental [6] et les deux films analysés ici ne font pas exception.

Or, au vu des critiques formulées par Greenaway ou Jarman à l’égard des sources littéraires et notamment romanesques, le choix des poèmes offre un nouveau paradoxe. Dans les deux cas, il s’agit d’extraits de séquences de poèmes plus ou moins liés par une trame narrative et dans le cas du sonnet comme de l’allégorie, d’une poésie très codifiée. Mais au sein même de ces codes génériques respectifs, les deux œuvres-sources présentent la particularité d’établir une distanciation vis-à-vis de leurs propres procédés, amenant à une interrogation sur les conventions d’écriture et de lecture qui régissent précisément les rapports entre images mentales et mots. Dans le cas de L’Enfer, le mode de lecture allégorique se déployant sur plusieurs niveaux de lectures (littérale, contextuelle, morale et anagogique [7]) instaure un hiatus constant entre le phore et le thème, à l’inverse de la métaphore. Dans le cas des Sonnets, Shakespeare affiche délibérément l’arbitraire des procédés rhétoriques des comparaisons pétrarquéennes, exploitant leur mise à distance pour de nouveau revivifier la métaphore en tant que production langagière et non syntagme figé.

Mon propos sera de montrer comment le recours à ces sources poétiques permet précisément de prolonger la question des rapports entre texte et image au sein du medium cinématographique, question qui, à bien des égards, se révèle centrale chez les trois artistes-cinéastes. Ainsi, tout en conservant le texte original de ces poèmes classiques, les deux films de ces trois artistes-cinéastes entendent interroger les conventions d’interprétation à l’œuvre au sein du langage verbal comme visuel afin de dégager ce qui fait la spécificité de cette poésie, en quoi elle permet aux cinéastes d’explorer des questions formelles liées à leur support audio-visuel et en quoi elle peut encore toucher un lecteur devenu spectateur à la fin du XXe siècle.

 

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[1] « My anathema to a universal dominant cinema that is predominantly illustrated text. » (« L’anathème que je lance contre ce cinéma dominant qui n’est en grande majorité que du texte illustré »), interview citée dans Alan Woods, Being Naked Playing Dead. The Art of Peter Greenway, Manchester, Manchester UP, 1996, p. 261 (sauf indication contraire, les traductions sont les nôtres).
[2] « [au] mieux une affaire de découpage et de dépeçage », Kinematograph Weekly, July 12, 1917, p. 108.
[3] R. Clair, Cinéma d’hier, cinéma d’aujourd’hui, Paris, Gallimard, 1970, p. 31.
[4] Dans le domaine du cinéma anglophone, on peut citer Elizabeth Barrett Browning dans The Barretts of Wimpole Street (Sidney Franklin, 1934), Langston Hughes dans Looking for Langston (Isaac Julien, 1989), le poète de langue galloise Ellis Evans dans Hedd Wyn (Paul Turner, 1992), T.S Eliot dans Tom & Viv (Brian Gilbert, 1994), Rimbaud et Verlaine dans Total Eclipse / Rimbaud Verlaine (Agnieszka Holland, 1995), Sylvia Plath et Ted Hughes dans Sylvia (Christine Jeffs, 2003), Dylan Thomas dans The Edge of Love (John Maybury, 2008), Edgar Allan Poe dans Last Days of the Raven (Brent Fidler & Eric Goldstein, 2008), John Keats dans Bright Star (Jane Campion, 2009). De fait alors que dans le genre du biopic, on peut sans difficulté identifier une sous-catégorie de biopic consacrée à la vie d’un poète ou d’une poétesse, il semble beaucoup plus ardu de distinguer au sein de l’adaptation un genre particulier que constituerait l’adaptation de poèmes.
[5] Laffont-Bompiani, Le Nouveau Dictionnaire des œuvres, Paris, Robert Laffont, 1994 [1980], p. 2548.
[6] A l’exception des deux films étudiés ici, il s’agit le plus souvent de courts ou moyens métrages. Ainsi, le festival Zebra Poetry, qui a lieu tous les deux ans à Berlin depuis 2002, présente des courts métrages inspirés d’une œuvre poétique ; ses organisateurs ont choisi de nommer cette catégorie de films qui doit reposer sur un poème, soit lu soit présent inséré sous forme typographique, « films de poésie ».
[7] Dante lui-même explique dans le Convivio (II, i) : « Il faut que l’on sache que les écrits peuvent être entendus et doivent être expliqués surtout en quatre sens. L’un s’appelle littéral, et c’est celui qui ne s’étend pas plus loin que la lettre proprement dite ; l’autre s’appelle allégorique, et c’est celui qui se cache sous le manteau des fables… Le troisième sens s’appelle moral, et c’est celui que les lecteurs doivent avec grande attention chercher dans les écrits, pour leur utilité et celle de leurs disciples… Le quatrième sens s’appelle anagogique, c’est-à-dire super-sens : et c’est celui que l’on a lorsqu’on explique au point de vue spirituel un écrit… » cité dans Dante, La Divine Comédie, édition de H. Longnon, Paris, Bordas, Classiques Garnier, 1989, p. xviii.