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Remémoration et disparition
dans Notre Combat de Linda Ellia

- Evelyne Ledoux-Beaugrand
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Fig. 9. L. Ellia, Notre Combat, 2007, p. 288

Figs. 10a et 10b. L. Ellia, Notre Combat, 2007,
faces du boîtier

Détourné de ses visées initiales par les commentaires, les dessins et les images, le texte d’Hitler n’est pas pour autant censuré. Même lorsque les interventions sur la page l’englobent en totalité, ne laissant rien paraître de lui, les marges qui l’enserrent rappellent sa présence sous-jacente. Cet encadrement peut évidemment s’interpréter comme la volonté de tenir à distance le texte haineux. Le cadrage du texte se déploie sur plusieurs niveaux et semble par là réaffirmer le pouvoir mortifère de Mein Kampf. Même démembré et aplani, il faudrait le mettre sous verrous ou sous barbelés afin de se protéger de ses effets blessants et potentiellement létaux. Aux marges dont il est enserré sur chacune des pages s’ajoute parfois à l’intérieur même des interventions une thématisation de son emprisonnement (fig. 9). Un important appareil pré- et postfaciel redouble l’effet d’enfermement. Le dispositif est constitué d’une préface officielle de Simone Veil, de l’avant-propos signé par Linda Ellia, d’un commentaire de Thierry Illouz intitulé « Le support impossible » et de la réflexion « La mémoire nous joue un tour… ou l’art doit-il être réinventé ? » du psychanalyste Eric Villette. A l’autre bout, l’appareil postfaciel rassemble une courte note du Grand Rabbin Gilles Bernheim, des récits des intervenants, quelques photos de participants, une liste complète de toutes les personnes qui ont contribué au projet ainsi que de longs remerciements. L’enserrement se prolonge au-delà du livre et s’étend jusqu’au coffret cartonné dans lequel se présente Notre Combat. En plus de contenir le livre d’Hitler déjà enfermé dans celui d’Ellia, le boîtier présente sur chacune de ses faces une photo de Mein Kampf emprisonné derrière des fils de fer (figs. 10a et 10b).

Ces mécanismes enserrant le texte d’Hitler peuvent s’entendre comme la réitération du pouvoir mortifère des mots d’Hitler et la reconduction de l’idée d’une aura de toute-puissance baignant ce livre tabou. Il est vrai qu’un peu de cela entre en jeu dans Notre Combat. Cependant, tout en faisant office de barrière contre la performativité des énoncés hitlérien, l’enchâssement de Mein Kampf dans Notre Combat participe aussi d’un dispositif citationnel, ou plutôt contre-citationnel, dans la mesure où la citation du texte haineux, loin de chercher à consolider l’insulte raciste, vise plutôt son désamorçage. Autrement dit, les cadres qui s’accumulent autour de Mein Kampf font office de guillemets. A la façon des marques de la citation, ils sont des modalisateurs de distance entre Mon Combat et Notre Combat, et mettent en lumière l’usage critique qui est fait du manifeste nazi. L’insulte haineuse et raciste, rappelle Judith Butler, est toujours une citation. Celui ou celle qui la prononce s’inscrit de ce fait dans une communauté de locuteurs racistes venus avant lui. C’est de leur inscription dans une filiation linguistique que les énoncés haineux acquièrent leur capacité de blesser.

Notre Combat arrache très littéralement le texte à sa communauté de locuteurs racistes et le sépare d’elle par des dispositifs de cadrage qui lui tiennent lieu de guillemets. Non seulement les marques de l’emprunt se veulent-elles une façon de maintenir le texte d’Hitler à distance de ses usages racistes hérités, mais elles l’insèrent dans une nouvelle communauté de locuteurs. La préface de Simone Veil et l’avant-propos où Linda Ellia évoque le film Shoah, lui attribuant en quelque sorte un rôle inaugural dans la réalisation du livre d’art, placent Notre Combat à la fois sous l’égide des victimes et à la suite de celles-ci. Le texte d’Hitler se voit du même coup inscrit dans une communauté de locuteurs rescapés et témoins, au sens large de ce terme. Dans le contexte de la mémoire de la Shoah, est en posture de témoin celui ou celle qui refuse d’oublier les crimes nazis. La postface vient quant à elle refermer les guillemets. En faisant une large part aux intervenants, à leur parole, leurs visages et leurs noms, elle ouvre vers un présent où chacun est invité à faire face à la méduse hitlérienne afin de « déclencher une forte émotion qui (…) pousserait à vivre une expérience intime, nouvelle, en toute liberté » [34]. Il s’agit, en somme, de réfléchir (à) son pouvoir, ce verbe signifiant doublement, dans ce contexte, l’exercice de la réflexion et l’action de renvoyer quelque chose dans la même direction ou dans une autre.

Une certaine ambigüité est à l’œuvre dans Notre Combat dans la mesure où le travail d’aplanissement de l’aura mythique est tributaire d’un mouvement de reproduction de celle-ci. Participent de cette ambigüité certains aspects de la démarche et des composantes de Notre Combat, dont le dispositif d’enfermement de Mein Kampf et le choix des lieux (carrefours, sorties des métros) pour accoster des passants, voire les « arrêter » dans leur quotidien afin de les inviter à approcher le texte d’Hitler. Il est tentant de voir dans ce procédé un certain imaginaire de la rafle. Une dimension supplémentaire s’ajoute cependant à ce topos des récits et des représentations de la Shoah : si les carrefours et les lieux de transit peuvent rappeler les rafles et les déportations, ils sont également le symbole de la mise en mouvement de Mein Kampf, de l’échange, du partage et des réactions multiples qu’il suscite. L’arrachement, la distribution et le remontage des pages n’entraînent pas qu’un déplacement physique du texte. Sa circulation a aussi partie liée avec un changement de statut générique qui participe pleinement du travail de resignification critique mené dans Notre Combat. L’énoncé programmatique du nazisme et du génocide perpétré en son nom devient un projet artistique collectif, une œuvre d’art, qui plus est infiniment reproductible, « un livre édité et réédité en de multiples exemplaires » [35]. En tant qu’« objet d’art mis en position d’objet usuel, (…) objet consommé par le plus grand nombre » [36], il échappe à la fixité et à la sacralisation, deux éléments auxquels contribuerait par ailleurs la censure de Mein Kampf [37].

 

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[34] L. Ellia, Notre Combat, op. cit., p. 9.
[35] E. Villette, « La mémoire nous joue un tour… ou l’art doit-il être réinventé ? », op. cit., p. 19.
[36] Ibid.
[37] Les expositions inspirées du livre prolongent ce mouvement de déplacement. Le livre ne constitue pas la finalité du projet collaboratif initié par Linda Ellia. Même imprimé et ainsi ramené à une certaine fixité, il demeure en quelque sorte ouvert à des ajouts et à des réactions nouvelles qui débordent ses frontières.