Recouvrir pour recouvrer :
Remémoration et disparition
dans Notre Combat de Linda Ellia

- Evelyne Ledoux-Beaugrand
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6

Autant que l’itération structurée des énoncés, la censure qui limite leur diffusion participe de la fixation des termes injurieux, dont le pouvoir se voit ainsi préservé [26]. L’interdit posé à leur circulation suspend du même coup « la possibilité d’un travail sur eux qui puisse changer leur contexte et leur but » [27]. Affirmer, comme le fait Butler, que la censure est toujours susceptible de consolider le pouvoir injurieux des mots n’équivaut toutefois pas à forclore toute possibilité de réponse critique au discours de haine. Si la performativité du langage repose sur sa citationnalité, c’est également de la répétition et de la recirculation qu’émerge la possibilité d’envisager et d’enrayer le pouvoir blessant du discours, dès lors que le travail de la reprise permet d’inscrire les énoncés dans de nouvelles structures. Aussi le remontage de Mein Kampf et l’esthétisation de ses pages, qui donnent ensemble forme à Notre Combat, sont-ils les vecteurs d’un travail resignification critique par lequel le manifeste nazi devient une œuvre d’art collective [28].

Ellia fait jouer cette idée du pouvoir blessant des mots dans l’avant-propos de Notre Combat où elle narre, sur le monde de la scène originelle, sa rencontre avec le manifeste nazi. Tout en réitérant d’abord le mythe d’un lien organique entre les énoncés haineux contenus dans Mein Kampf et leur auteur, voire d’une adéquation parfaite entre Hitler et son texte devenu le prolongement de son corps [29], elle s’emploie par la suite à défaire celui-ci en s’en prenant précisément au corps textuel hitlérien. Sa confrontation physique avec le livre s’énonce en termes d’effets corporels : « Mon corps se mit à trembler, à brûler. (…) Un sentiment de rage m’envahit. (…) Mon sommeil en fut perturbé pendant plusieurs semaines, je ne parvenais plus à trouver le repos, hantée par toutes ces interrogations » [30]. Ces symptômes se lisent comme les marques de la violence physique qu’exerce sur elle l’ouvrage par sa seule présence matérielle.

A travers ce court récit s’opère toutefois un déplacement du pouvoir injurieux du langage : ce ne sont pas tant les mots, c’est-à-dire la teneur des énoncés, que Linda Ellia refuse d’ailleurs de lire, que l’objet-livre lui-même et son aura mythique qui sont la cause de ses malaises. A partir de ce glissement, qui a pour effet de disjoindre l’énoncé hitlérien de ses effets meurtriers ou à tout le moins pathogènes, s’instaure un processus de resignification. Passé le choc de la rencontre et tout juste après avoir visionné Shoah de Claude Lanzmann, Ellia se met à arracher des pages du texte, sur lesquelles elle dessine à grands traits. Trouvant là une forme d’apaisement à la rage et au désarroi dont elle est habitée depuis que Mein Kampf est entré chez elle, elle décide de partager avec d’autres ce geste libérateur qui entraîne, dans un même temps, un processus de destruction et de création :

 

J’en ai éprouvé un tel plaisir que j’ai continué sur une trentaine de pages. Je les recouvrais de mes mots, de mes dessins, de mes peintures, les découpais… J’exultais. Je voulais en finir avec ce livre et le maculer jusqu’à sa dernière page. C’est alors que j’ai pensé aux autres. Pourquoi ne pas faire partager ce que j’étais en train de vivre ? [31]

 

Pour ce faire, elle se poste dans des lieux publics, à des carrefours et à la sortie des métros, où elle accoste des inconnus afin de leur remettre des pages du livre qu’ils sont à leur tour invités à modifier comme bon leur semble. Une seule condition est posée : une fois transformés à la guise des participants, les feuillets doivent être retournés à Ellia afin de remembrer une version altérée mais néanmoins encore reconnaissable de Mon Combat, devenu Notre Combat.

 

Mise à plat de l’aura mythique

 

La référence, dans l’avant-propos, au monumental et influent film Shoah inscrit Notre Combat dans une filiation avec le travail de Claude Lanzmann et nous engage à penser le livre d’art réalisé par Ellia à la lumière des pratiques mémorielles qui ont pour objet l’Holocauste. Il serait évidemment difficile de passer sous silence ce qui distingue Shoah de Notre Combat, à commencer par leurs supports respectivement filmique pour le premier et livresque dans le cas du second. La modalité testimoniale qui a fait la marque de Shoah laisse place, dans Notre Combat, à des modalités métadiscursive et postmémorielle, dont l’adoption est conditionnée par l’appartenance de Linda Ellia, ainsi que de la plupart des contributeurs, à la génération d’après. La nature des éléments langagiers et visuels mis en contact diffère également : là où le film de Lanzmann superpose la parole des témoins aux images filmiques des lieux souvent vides du génocide, le livre d’Ellia recouvre de dessins les énoncés programmatiques de la destruction des juifs d’Europe. Ce recouvrement du texte par l’image peut sembler aller à contresens de l’œuvre de Lanzmann. De part et d’autre, la superposition des mots et des images reste toutefois liée à une même volonté de faire surgir un sens nouveau de ce qui fait le fond de l’œuvre. Dans Shoah, le récit des témoins, mis à l’avant-plan, charge d’horreur les images en contre-fond de lieux, d’objets et de gestes ordinaires, tels une petite forêt, un wagon de train ou les mouvements effectués par un barbier. Les mots font basculer l’ordinaire du côté d’un invraisemblable non seulement avéré, mais préfiguré par ces mêmes énoncés qu’Ellia s’emploie quant à elle à vider de leur aura de pouvoir meurtrier en les réduisant à une matérialité pure.

Le texte haineux devient dans Notre Combat le support des interventions qui s’écrivent à la fois à son encontre et tout contre lui, dans une proximité paradoxale propre à tout processus de resignification. De l’usage qu’en font les intervenants, les énoncés d’Hitler ressortent aplanis, littéralement mis à plat par les dessins et commentaires. Même les contributions tridimensionnelles sous forme de sculptures, de pliages et d’objets ajoutés sur la page, font l’objet d’un tel aplatissement. Photographiées et encadrées par les marges beiges qui courent sur toutes les pages de Notre Combat, elles sont ainsi renvoyées à une bidimensionnalité qui écrase ou, à tout le moins, réduit du même coup l’aura du texte [32]. A travers le processus d’appropriation et de mise à plat du livre d’Hitler, l’aura mortifère de Mein Kampf, qui impressionne et laisse d’abord de nombreux contributeurs hésitants, est mise à distance et amoindrie à défaut d’être véritablement désamorcée, comme le rappelle le vaste dispositif d’emprisonnement déployé autour du texte originel. Le projet d’Ellia oblige les intervenants à une confrontation physique avec le brûlot nazi : ils doivent en prendre une partie entre leurs mains, le manipuler malgré la répulsion qu’il inspire à plusieurs. De ce contact physique qui les réduit au rôle de simple objet et fait d’eux une surface concrète sur laquelle il leur est possible d’intervenir, les mots haineux subissent une démythification/démystification, comme si l’arrachement des pages de Mein Kampf permettait effectivement de rompre le lien imaginé organique entre le texte et son auteur en détruisant son aura mythique. Les énoncés se vident ainsi de leur charge meurtrière et deviennent ce que Butler nomme des « signifiants matériels en [eux]-même[s] sémantiquement vide[s] » [33]. Leur vacuité les rend susceptibles d’acquérir un sens différent dès lors qu’ils prennent place dans une nouvelle structure.

 

>suite
retour<
sommaire

[26] Qui plus est, la censure est parfois mise au service de buts moins nobles que de parer aux effets blessants que l’injure pourrait avoir sur ses destinataires. Par exemple, au-delà des motivations liées à la limitation de la circulation et de la propagation des propos antisémites, le Land de Bavière, dépositaire des droits d’auteur de Mein Kampf, s’opposait jusqu’à encore récemment à toute réédition du livre surtout dans le but de préserver le statu quo. Il s’agit donc moins de protéger contre de potentielles réactivations de la haine antisémite contenue dans les propos d’Hitler ou de respecter la mémoire des victimes du nazisme que d’éviter d’avoir à faire face au passé nazi de l’Allemagne et de réveiller des tensions encore latentes.
[27] J. Butler, Le Pouvoir des mots. Politique du performatif, op. cit., p. 74.
[28] Il apparaît utile de préciser que tous les processus de resignification n’obéissent pas forcément à une visée critique. L’usage contre-citationnel de mots et de discours peut aussi aller en sens inverse et ajouter une charge injurieuse à des termes initialement inoffensifs.
[29] En entrevue à la télévision, Ellia explique avoir eu « l’impression de détenir Hitler entre les mains » (Télévision Suisse Romande, 13 janvier 2009. Vidéo disponible sur le site Notre Combat).
[30] L. Ellia, Notre Combat, op. cit., p. 9.
[31] Ibid.
[32] Les photos et les vidéos de l’exposition issue de Notre Combat laissent penser que c’est également sous cette forme bidimensionnelle que sont présentées, hors du livre, les sculptures et autres contributions ressortissant au travail sur le volume. Cette mise à plat assure aux interventions une plus grande reproductibilité, au sens où l’entend Walter Benjamin dans l’essai « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (dernière version de 1939) » (Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, pp. 269-316). Selon W. Benjamin, la reproduction technique « détache l’objet reproduit du domaine de la tradition » (p. 276) et de cette coupure résulte le dépérissement de l’aura. « [L’]autorité de la chose » (p. 275) est ébranlée par la reproductibilité technique. S’il est vrai que le dans cas de Mein Kampf, le processus de reproduction à grande échelle a en partie contribué à la mythification du livre – une mythification complétée par « l’insondable béance que fut la Shoah » (p. 8), pour prendre ici les mots de Simone Veil dans la préface de Notre Combat –, la forme livresque et facilement reproductible prise par le projet collectif d’Ellia tend à réduire l’aura meurtrier qui émane du manifeste nazi. Du processus de reproduction de Notre Combat, le livre d’Hitler qui demeure sous-jacent au résultat final, ressort détaché du contexte ayant alimenté son aura.
[33] J. Butler, Le Pouvoir des mots. Politique du performatif, op. cit., p. 160.