Les filles ne sont pas toutes romantiques.
Réflexions sur les collages poétiques
de Julie Doucet

- Katerine Gagnon
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Un, deux, trois, je ne suis plus là laisse toutefois présager le pire. On craint qu’il n’y ait, au bout des efforts dysphoriques de Julie Doucet pour toucher à un « je suis femme » authentique, pas d’avenir. Dans cette série de tableaux-collages, dispersés sur quatre murs d’une salle d’exposition au centre-ville de Montréal en 2007, l’artiste québécoise oppose au modèle traditionnel du récit de vie la revendication d’une vie en cul-de-sac. En finir avec l’amour semble prescrire une place en marge de la vie, jusqu’à en craindre la vitesse, les chocs et les promesses. Tout se passe comme si la seule manière d’épuiser la répétition du cliché était de refuser l’idée qu’une vie aille toujours plus en avant – toujours en se reproduisant, toujours vers sa préservation (le suicide est d’ailleurs la seule alternative envisagée dans A l’école de l’amour [44]). Ne reste-t-il donc qu’un statu quo qui s’épuise lentement, qu’une disparition laborieuse mais banale ? Un, deux, trois, je ne suis plus là présente des vers désarticulés par des enjambements impromptus. La forme débite les mots en deux pièces que le spectateur doit remettre ensemble pour bien les entendre. Et c’est là le visage en voie de décomposition d’une subjectivité pour qui même l’amitié constitue désormais une rencontre périlleuse, une occasion supplémentaire d’être niée par le désir de l’autre, peu importe son sexe : « Je tremble j’ai peur / le monde me terrifie / les gens sont de gra / nds couteaux en mé / tal froid qui m’effleurent / le ventre les monstres / ils veulent me crever » [45].

L’humour féroce laisse ici place à la plainte d’un être qui se sent condamné à « l’effacement au contact des autres » [46]. Ces poèmes rendent compte d’un sujet qui se place hors d’atteinte, entre méfiance et timidité. « En lisant, le lecteur-spectateur participe à la disparition de la personne derrière les poèmes », écrit Catherine Cormier-Larose à propos de « ces fragments, ces bribes angoissées » [47]. Devant elles, le spectateur se demande certes si c’est le sens qui déserte cette voix menue ou si c’est elle qui déserte le monde des échanges humains :

 

Je regarde le monde
entier de travers l’o
eil de côté face de trois
quart et puis la main de
vant la bouche de toutes façons
je m’en sers pas beaucoup
J’ai rien à dire rien
------------------------------------
Je suis lente j’avance
un petit peu à tous les
jours le dos au mur le
long de ma vie je me
sauve au ralenti
quotidiennement
------------------------------------
Je suis partie loin
là où personne ne
peut me suivre et
d’où on ne voudrait
jamais revenir j’ai eff
acé les dernières
preuves de mon existe
nce derrière moi oui [48]

Si l’art ne sauve de rien, au moins il accueille le manège des trahisons et des défiances. Il semble que l’artiste québécoise n’a pas fini d’explorer les ressources des langages plastiques et verbaux, les possibilités du travail du papier et de l’encre afin de renouveler sa ritournelle. Au cours des quatre ou cinq dernières années, la colère de Julie Doucet a retrouvé les couleurs d’une authentique révolte, vivifiante et délurée, à travers des voies intermédiales inédites. Son utilisation du collage, par ailleurs de plus en plus articulé au dessin, s’est illustrée dans des animations « image par image » (stop-motion) [49], dans des jeux de mémoires et de cartes, dans des collages prosaïques qui allient représentation d’objets et des « jeux de mots », dans des livres d’artistes imprimés manuellement et en tirages limités [50], de l’art postal [51] de même que dans des affiches publicitaires de commande [52]. Ces œuvres révèlent les possibilités d’une intermédialité qui, à partir d’un matériel unique (le papier), cherche à transcender la frontière entre les « arts nobles » et des arts considérés comme mineurs ou populaires, notamment pour leur valeur marchande et leur reproductibilité [53]. Ce territoire hybride se prête parfaitement bien au travail de l’artiste, qui persiste à traquer – et à troubler – les mirages d’une doxa qui survit à travers la sérialité de ses images et de ses mots.

Julie Doucet voyage entre les langues, cultive les amitiés artistiques, multiplie les masques. En ce qui concerne le destin obligé des couples et des familles, c’est peut-être l’articulation du collage au dessin qui ouvre le plus le champ d’agentivité et de subversion. La voie de l’abstraction, animée ou non, permet par exemple au dessin de tracer une échappée hors du ressassement piégé. Dans Elle-humour, les formes non-figuratives le sont parfois juste assez pour qu’on en saisisse la force scatologique et irrévérencieuse. Entre le ressassement et la routine, il y a de toute manière un monde de possibilités qui n’échappe pas à l’artiste. Mais c’est aussi le thème de la mort qui émerge doucement, avec humour toujours.

 

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[44] J. Doucet, A l’école de l’amour, op. cit., [p. 58].
[45] J. Doucet, Un, deux, trois, je ne suis plus là, op. cit., tableau non numéroté.
[46] Ibid., tableau non numéroté.
[47] C. Cormier-Larose, « Julie Doucet. Poésie projetée, petites passoires de peaux », Spirale, n° 218, février, p. 9.
[48] J. Doucet, Un, deux, trois, je ne suis plus là, op. cit., 3 tableaux non numérotés.
[49] Voir le blogue Plus de Julie Doucet (dernière consultation le 22 septembre 2014).
[50] On trouvera des exemples de ces objets de papier sur le site de Julie Doucet et sur le site du Pantalitaire.
[51] Voir le blogue PoBox Archives (dernière consultation le 22 septembre 2014).
[52] Exemples disponibles sur un autre blogue de l'artiste : Julie Doucet Illustration (dernière consultation le 22 septembre 2014).
[53] Il faudrait ici prolonger la réflexion du côté non pas des médiums choisis et mêlés par Julie Doucet, mais de son utilisation complexe des méthodes mécaniques et numériques de reproduction et de diffusion de l’image et du mot. Il y a certainement là un effort de subversion radicale des liens entre la doxa, la sérialité des images et des mots qui composent les représentations identitaires, et leur valeur, entendue ici aux sens symbolique et économique.