Les filles ne sont pas toutes romantiques.
Réflexions sur les collages poétiques
de Julie Doucet

- Katerine Gagnon
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Pour en finir avec l’amour

 

Dans Je suis un K et A l’école de l’amour plus spécialement mais aussi dans bien d’autres œuvres suivantes, c’est la même histoire : « on nous a menti ! / on nous a trompé !.. / mensonges / que tout cela. / L’AMOUR ne vaut pas / la peine d’être vécu » [21]. Ce rêve du mariage et de la famille est une affaire d’imagos aliénantes, répète l’artiste, le butin de normes idéalisées et irréalisables qui sont élaborées et réitérées en série, en icônes et en narrations. S’il y a une visée subversive dans le travail de collage de Julie Doucet, elle passe donc par des formes d’intertextualité au sens large : la reprise sert une recontextualisation grinçante, ironique de ces pièces dont le bonheur promis est censé être composé. Car la démarche automédiale mineure (non noble) dont relèvent les livres d’artiste et les collages de 2006 et 2007 vise une subversion par le biais de citations faites de mauvaise foi. Chez Julie Doucet, la citation est une arme à deux tranchants qu’elle manie avec beaucoup de liberté afin d’abuser des mots (des images également). Le montage laissé disgracieux fait en quelque sorte déchoir le ready-made : le copier-coller, sectionnant puis reproduisant, laissant les sutures et les bordures des morceaux collés visibles, sert ici à contaminer, détériorer et abîmer le message et l’iconographie qu’elle « cite ».

L’effort subversif passe ainsi par une forme d’excès qui procède par réactualisation ironique du modèle ou de l’original. Par exemple, la démarche poétique intermédiale de Doucet a en propre de faire dérailler les relations et les fonctions qui définissent la presse féminine. Que les mots et les icônes collés dans Je suis un K ou A l’école de l’amour soient tirés de pages publicitaires ou de reportages, voire de catalogues Sears, le lecteur ne saurait en effet pas faire la différence. La confusion pragmatique de l’information et de la publicité, du reportage et du marketing, du témoignage et de la pédagogie, de la confession et de la confidence, de la description et de la prescription – la confusion, encore, entre l’énonciateur et le destinataire -, ne caractérise-t-elle pas le magazine féminin ?

Ce mélange est au cœur de l’effet comique, caustique, d’une œuvre comme A l’école de l’amour. Les techniques d’inversions, de parodies et de contrefaçons de l’artiste réactivent, pour mieux les contaminer, toutes les représentations avilissantes du féminin chosifié, cette nature qu’il faut dresser, domestiquer à travers toutes sortes de rituels hygiéniques et consuméristes. Le ton est donné dès le départ : l’image photographique du profil d’un pneu est sous-titrée « Le TRIOMPHE DE L’AMOUR ». Tournant la page, le lecteur lit ensuite : « A l’école de l’amour, / on n’apprend rien ». La main qui a guidé le couteau de précision s’est peu appliquée, les pièces de papier sont mal collées et laissent voir des plis, des ombres. A la page suivante, un couillard qui pourrait avoir été bricolé par un enfant mène le regard à son verso, là où l’idée aboutit en un conseil laconique : « n’y allez pas » [22].

Le livre tiendra ses promesses. Le serment sacré des époux n’est pas plus suave qu’« un rot de toilette » [23], ni plus digne que ce qu’illustre un petit montage photographique intitulé « fidélité » : on y voit le dessin d’un chien, collé au-dessus de l’image d’une pièce de boucherie rouge, qui trône glorieusement sur un terrain vague plein de promesses, derrière lequel des tours modernes sont érigées [24]. Les symboles de la prospérité et de la réussite sont tournés en dérision dans un mélange grotesque. Des tropes pareillement grossiers et irrévérencieux détournent les valeurs annexées au culte du foyer et de ses personnages romantiques : l’amour ou la tendresse, ce sont par exemple (dans deux montages photographiques placés au recto et au verso d’une même page) des alliances aux gros diamants enfoncés dans des pièces de viandes crues qui flottent dans des lieux immenses mais inanes, à savoir une vaste cafeteria déserte ou dans un lobby d’ascenseurs [25]. La vie, envisagée dans la réitération d’une intrigue modèle – deux fois Doucet parodie le compte-rendu publicitaire de romans féminins [26] -, n’est qu’« une grande ligne de caca » sans intérêt ni valeur. « Merci Maman » [27].

Dans l’ensemble du livre, les métaphores verbales renvoient la passion et la séduction amoureuses à l’ouvrage d’instruments bureautiques ou ménagers bons marchés mais peu efficaces, à la monotonie des repas quotidiens, à la fausse élégance des vêtements confortables, au tourisme complaisant ou encore à la rencontre de deux bêtes imbéciles qui se regardent sans rien comprendre [28]. Que ce soit dans le montage visuel ou le collage textuel d’A l’école de l’amour, le récit romantique, honnête et convenable, n’existe que par défaut, défiguré par les effets récurrents d’un mélange des genres carnavalesque où sont convoqués le pulp-fiction d’horreur comme le marketing d’automobiles, l’annonce érotique comme la farce scatologique. Les objets fétiches comme les narrations modèles – par exemple le grand récit du progrès de la société des loisirs – sont aussi déformés sans répit. En somme Doucet, très mauvaise élève à cette « école de l’amour », ne retient de cette initiation au « voyage » [29] du mariage et de la procréation que la force de catachrèses dégradantes et insignifiantes : « au chalet du désir / au palais des caresses / à l’hôtel de l’exercice érotique / les ânes clignent des yeux » [30].

 

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[21] J. Doucet, A l’école de l’amour, op. cit., [p. 47]. Il y a des idées plus difficiles à énoncer que d’autres, des résistances plus grandes que d’autres. Dans cet extrait, « menti », « trompé » et « mensonges » sont composés de peine et de misère, en rapiéçant deux ou trois syllabes (ces mots-là n’étaient donc pas disponibles, ready-made dans le discours à porter sur soi et ses semblables ?). L’effet choral n’a lieu qu’à la fin de l’extrait. Or, le syntagme « ne vaut pas la peine d’être vécu », bien que disjoint en son centre par un découpage (il semble légitimé par l’enjambement métrique qu’il produit), a été retiré d’un bloc dans l’imprimé d’origine. La vie serait-elle un domaine mieux défini par l’expulsion, le rejet de ses possibilités ?
[22] Ibid., [pp. 5, 7-9]. Le texte ne comporte ni chapitre ni intertitre et les pages ne sont pas numérotées. Pour faciliter le retour au livre, nous donnons entre crochets la  numérotation des pages.
[23] Ibid., [p. 21].
[24] Ibid., [p. 17].
[25] Ibid., [pp. 35-36].
[26] « Dans ce numéro : / le récit dramatique / d’une union sans histoire / de deux êtres qui ne s’aiment pas. / Ils forment un couple, / c’est mieux que rien. / Fin. » ; « Le / Livre du fiancé / par Michel Pierre. / (Editions X). / l’œuvre est inspiré / par la poussière / d’ennui domestique / qui caractérise / la vie conjugale. / 63 220 pages / d’aventures spirituelles / jusqu’au bout du mariage ! / tout imprimé sur papier béni certifié pure pulpe vierge ! // De quoi rêver ! // d’extermination. / En vente nulle part » (Ibid., [pp. 23 et 40-42]).
[27] Ibid., [p. 57].
[28] Ibid., [pp. 10-11, 19, 21, 22, 24, 29, 33, 34, 43, 46, 61].
[29] Ibid., [p. 31].
[30] Ibid., [p. 29].