Devant son poste de télévision, elle rejoue ainsi, concrètement, charnellement, le film qui se déroule sous ses yeux : « Lorsque Dracula avait planté ses dents ignobles dans le cou de Mina (…), M n’avait pu s’empêcher de porter la main à sa gorge, elle avait senti physiquement que quelque chose la mordait dans le cou » [26]. Et elle avoue avoir continué, ensuite, pendant presque deux ans, de rejouer secrètement, pour elle-même, toute la scène :
[E]lle pouvait sentir son souffle l’effleurer imperceptiblement, elle sentait ses lèvres effleurer imperceptiblement les siennes qu’elle-même effleurait à cet instant du bout des doigts pour donner infiniment chair aux images qui défilaient devant ses yeux (…). Voici qu’elle devenait tout à coup Dracula, malgré elle, de manière forcenée (…). De devenir son bourreau et sa victime la déchirait dans la nuit [27].
Déjà, racontant son visionnage du film, M n’insistait-elle pas sur la densité du grand vampire ? « [E]lle s’était sentie comme hypnotisée par Dracula. Elle ne savait pas comment expliquer. C’était difficile à décrire. Elle n’avait jamais vu personne qui soit aussi dense » [28]. Est dense, rappelons-le, ce qui est « constitué d’une matière abondante et serrée ; épais, compact, consistant » [29]. M confère ainsi véritablement à Dracula un corps et un poids.
« Ce furent ses mots » [30]
On peut en outre remarquer que le narrateur cherche vraiment à faire entendre la voix de M, ou du moins à nous en donner l’impression, en restituant ses hésitations, sa difficile quête du mot juste, pour des sensations ô combien difficiles à traduire verbalement, et les mots mis en italique (« hypnotisée », « dense ») prennent plus de poids : ils semblent être véritablement sortis de la bouche de M, et avoir été mis en relief par la jeune femme elle-même. Pourtant, le récit de cette expérience initiatique pose problème, au sens où l’on se trouve confronté à une double médiation : médiation du langage, pour restituer les « sensations exaspérées » [31]ressenties face à des images ; médiation du narrateur, qui s’approprie forcément, par le biais du récit qu’il en fait, une expérience qui n’est pourtant pas la sienne.
Je crois avoir à peu près traduit (avec mes mots, en forçant un peu le trait, je l’admets) les émotions que, dans ce café, (…) M m’avait avoué avoir ressenties en regardant cette scène (…). Emotions exacerbées, affolées, contradictoires qui avaient allumé un grand feu en elle [32].
« Un grand feu » : c’était précisément l’expression employée par le narrateur pour le récit de sa propre scène érotique primitive (« Maintenant que le cinéma avait allumé un grand feu en moi, comment l’éteindre ? » [33])…
Arrêtons-nous un instant sur ce lexique commun pour la traduction des émotions ressenties face à l’image. Il y a tout d’abord le mot « choc », omniprésent dans les deux récits : « choc sensoriel » [34], « choc nerveux » [35] pour Grégoire Bouillier, « violence du choc » [36]enfin, pour tous deux, auquel ils n’étaient aucunement « préparé[s] » [37] ; il y a également les oxymores, pour exprimer des sensations contradictoires, le narrateur comme M se trouvant soudain « glacé et brûlant » [38] ; et il y a enfin, dans la parenthèse Dracula comme dans la parenthèse Ali MacGraw, la même métaphore du tirage photo en grand format pour dire le caractère obsédant (et démesuré) des images de cinéma : « Comment reprendre le cours de mon existence avec, désormais tatoué sur la rétine, le poster d’Ali MacGraw […] » [39] ; « Il était son Dracula (…). Forgé par son impression du moment, si forte que celle-ci avait émulsionné sa mémoire, laquelle l’avait ensuite figée et tirée en grand format » [40]. Cette métaphore contamine tout le récit et vient remotiver le participe passé « impressionné », qui apparaît à plusieurs reprises (« qui l’avait d’autant plus impressionnée… » [41], « j’avais de quoi être impressionné » [42], etc.). Ces figures de style et ce lexique communs opèrent un brouillage entre les deux expériences et, fût-ce par le biais d’un artifice narratif – puisque c’est le narrateur qui met « M en voix » – ils font de Grégoire Bouillier et de M des âmes sœurs du point de vue de leur réceptivité aux images cinématographiques. « J’étais trop réceptif » [43], écrit Bouillier en italique. M semble bien partager, elle aussi, ce « septième sens », et, en conséquence, une sacrée capacité à se faire des films, au point de les rejouer dans la “vraie vie”, puisque mordue par Dracula, elle mordra à son tour le narrateur jusqu’au sang, lors de ce qui s’apparente à leur première (et unique) nuit – cet érotisme du sang remplaçant un coït plus traditionnel.
Par-delà les deux seules scènes érotiques primitives respectives du narrateur et de M, scènes qui se font écho, nous l’avons vu, de part et d’autre du récit de leur premier entretien, le cinéma est omniprésent dans toute l’œuvre, et c’est cette confusion, cette fusion entre réalité et cinéma, qui entraîne une textualité hybride, que nous voudrions maintenant commenter. Cette piste pourra sembler nous éloigner de l’haptique, mais pour mieux y revenir, puisque nous verrons que dans sa volonté d’en finir avec les images qui « s’interposent tout le temps entre [lui] et la réalité » [44], une des solutions trouvées par Grégoire Bouillier va être l’épuisement des images, via les manipulations auxquelles il se livre sur ces dernières.
L’expérientiation sensorielle des images et l’acte littéraire :
de la cinévision à la cinélittérature ?
Lors de son entretien avec Anne Coudreuse, Grégoire Bouillier exprimait son entreprise littéraire en ces termes : « Ce qui me soucie c’est de parler de la réalité, de ce qui a lieu et dont j’ai été le témoin, voire l’acteur. Je cherche, avec des mots, à entrer dans la sensation du réel » [45]. Le réel, si on se réfère au Littré, c’est « ce qui existe de manière autonome, qui n’est pas un pur produit de la pensée » ; « ce qui se produit effectivement, qui n’est pas un pur produit de l’imagination » [46]. Or dans Le Dossier M, le réel est toujours mâtiné d’images de films, ces mêmes images qui ont fortement « impressionné » le narrateur. Elles participent d’un environnement visuel qui nourrit et la vie et l’écriture, et qui investit pleinement la trame des textes, au point d’en perturber le dispositif énonciatif et de rendre inadéquate l’opposition réalité/fiction.
[26] Livre 1, p. 310.
[27] Ibid., p. 312.
[28] Ibid., pp. 307-308.
[29] Définition du Trésor de la langue française, version informatisée.
[30] Livre 1, p. 313.
[31] Ibid., p. 310.
[32] Ibid., p. 311.
[33] Ibid., p. 289.
[34] Ibid., p. 285.
[35] Ibid., p. 281.
[36] Ibid., p. 287 et p. 310 (« Elle se rappelait encore le choc qu’elle avait ressenti à cette vision. La violence de ce choc »).
[37] Ibid., p. 286 (« Je n’étais pas préparé au choc »). Voir aussi p. 309 : « Elle ne s’attendait pas à ça ».
[38] Ibid., p. 283 (« J’étais glacé et brûlant devant l’écran ») et p. 310 (« Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Pourquoi elle était maintenant glacée et brûlante à la fois »).
[39] Ibid., p. 289.
[40] Ibid., p. 306.
[41] Ibid.
[42] Ibid., p. 287.
[43] Ibid.
[44] G. Bouillier, Le Dossier M, Livre 4 – Noir, Op. cit., p. 81.
[45] A. Coudreuse, « Entretien avec Grégoire Bouillier », art. cit., p. 267.
[46] E. Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette, 1873-1874 (version en ligne créée par François Gannaz. Consulté le 25 avril 2023).