Résumé
La contribution évoque la manière dont un artiste graphique, issu du monde de la bande dessinée contemporaine, peut non seulement se saisir de l’hapticité d’images pré-existantes à son œuvre pour créer et écrire des livres, mais également pour mettre sur pied une scénographie qui puisse transmettre au visiteur de son exposition l’aspect tangible des images dont il s’est emparé. Est également présenté l’appareil de médiation qui a encadré cette exposition – tout autant que ses limites – dans l’optique de montrer comment le côté haptique d’un tel dispositif a pu mener à d’autres formes de créations dans le chef de l’artiste. Enfin, y est explicitée la manière dont le projet WREK NOT WORK d’Olivier Deprez est entré en résonance avec le projet scientifique et culturel d’une institution comme la Wittockiana, musée d’utilité publique plutôt consacré aux livres et aux reliures précieuses.
Mots-clés : Olivier Deprez, WREK NOT WORK, exposition, gravuration, Wittockiana
Abstract
The paper discusses how a graphic artist from the world of contemporary comics can not only take advantage of the hapticity of pre-existing images in his work to create and write books, but also to set up a scenography that can transmit to the visitor of his exhibition the tangible aspect of the images he has taken hold of. It also presents the mediation apparatus that framed this exhibition – as well as its limitations – with the goal to show how the haptic aspect of such a device could lead to other forms of creation by the artist. Finally, it explains how Olivier Deprez’s WREK NOT WORK project resonated with the scientific and cultural project of an institution such as the Wittockiana, a museum of public utility devoted to books and precious bindings.
Keywords: Olivier Deprez, WREK NOT WORK, exhibition, etching, Wittockiana
Contexte
L’exposition « WREK NOT WORK : Olivier Deprez » a eu lieu à la Wittockiana, Musée des Arts du livre et de la reliure à Bruxelles, du 28 septembre 2019 au 18 janvier 2020, sous le co-commissariat de Jan Baetens et de Géraldine David. Cette institution d’utilité publique depuis 2010 – à la suite du don de sa collection de livres rares et précieux réalisé par Michel Wittock à la Fondation Roi Baudouin –, accueille des expositions relatives à la reliure ainsi qu’aux arts du livre au sens large (gravure, livres objets, roman graphique, etc.) en lien direct avec sa mission principale qui est de mettre en valeur les singularités de sa collection, des livres qui y sont conservés. Le but recherché est de transmettre aux visiteurs et visiteuses de l’institution l’expérience de consultation d’ouvrages précieux ou insolites, voire uniques, dans un souhait de partager ou de faire ressentir les émotions générées par l’expérience sensorielle de la manipulation de livres précieux. Un problème se pose toutefois quotidiennement à l’équipe muséale : comment y parvenir ?, alors que le visiteur n’est pas autorisé à manipuler les livres qui se trouvent par ailleurs bien souvent enfermés derrière une vitre. Cuir de la reliure, toucher et main du papier, vibration des gravures, dialogue texte-image, recherches typographiques, brillance ou matité des encres, odeur, bruit de l’ouvrage qui sort de son étui ou du plat qui se referme, mouvement des pages qui se tournent…, tous ces éléments sensibles, qui participent de la singularité des livres mis en valeur par la Wittockiana et qui constituent le cœur de l’expérience bibliophilique, échappent ainsi quasi totalement et paradoxalement au public.
La littérature a maintes fois opposé haptique et optique, toucher et vue, en liant implicitement l’haptique à une idée de méconnaissance ou d’inculture, en opposition avec celle de science ou de savoir. Flaubert, dans son texte intitulé « Bibliomanie », décrit admirablement bien le délire sensoriel que peut connaitre l’homme attaché à la matérialité des ouvrages :
Souvent, la nuit, les voisins voyaient, à travers les vitres du libraire, une lumière qui vacillait, puis elle s’avançait, s’éloignait, montait, puis quelquefois elle s’éteignait. Alors ils entendaient frapper à leur porte, et c’était Giacomo qui venait rallumer sa bougie qu’un feuillet avait soufflée. Ces nuits fiévreuses et brûlantes, il les passait dans ses livres ; (…) il allait ensuite vers ses manuscrits, car c’étaient ses enfants chéris ; il en prenait un, le plus vieux, le plus usé, le plus sale ; il en regardait le parchemin avec amour et bonheur ; il en sentait la poussière sainte et vénérable ; puis ses narines s’enflaient de joie et d’orgueil, et un sourire venait sur ses lèvres.
Oh ! Il était heureux, cet homme ; heureux au milieu de toute cette science, dont il comprenait à peine la portée morale et la valeur littéraire ; il était heureux au milieu de tous ces livres, promenait ses yeux sur les lettres dorées, sur les pages usées, sur le parchemin terni. Il aimait la science comme un aveugle aime le jour.
Non ! Ce n’était point la science qu’il aimait, c’était sa forme et son expression. Il aimait un livre, parce que c’était un livre ; il aimait son odeur, sa forme, son titre. Ce qu’il aimait dans un manuscrit, c’était sa vieille date illisible, les lettres gothiques, bizarres et étranges, les lourdes dorures qui chargeaient les dessins ; c’étaient ces pages couvertes de poussière, poussière dont il aspirait avec délice le parfum suave et tendre. C’était ce joli mot fini, entouré de deux Amours portés sur un ruban, s’appuyant sur une fontaine, gravé sur une tombe, ou reposant dans une corbeille entre les roses et les pommes d’or et les bouquets bleus.
Cette passion l’avait absorbé tout entier : il mangeait à peine, il ne dormait plus ; mais il rêvait des jours et des nuits entières à son idée fixe : les livres. Il rêvait à tout ce que devait avoir de divin, de sublime et de beau, une bibliothèque royale, et il rêvait à s’en faire une aussi grande que celle d’un roi. Comme il respirait à son aise, comme il était fier et puissant lorsqu’il plongeait sa vue dans les immenses galeries où son œil se perdait dans des livres ! il levait la tête ? des livres ! il l’abaissait ? des livres ! à droite, à gauche, encore des livres ! [1].
Comme un écho à cette citation de Flaubert, une formule de Michel Wittock résonne encore aujourd’hui dans les murs de l’institution qui porte son nom. Il se plaisait en effet à dire de manière un peu provocatrice : « Moi, mes livres, je n’en ai lu aucun ». Sans qu’elle ne soit totalement vraie, cet apophtegme illustre à merveille le cœur de son expérience de bibliophile, une voie d’accès essentielle à ce médium singulier que l’institution a pour mission de transmettre.
Ainsi, la Wittockiana se veut le musée du rapport décomplexé au contenu du livre, de la non souveraineté du texte sur l’image et, de ce fait, le musée de l’expérience sensorielle des ouvrages précieux qu’elle renferme. C’est aussi un lieu de recherche scientifique et appliquée, consacré aux enjeux de la collection, des collectionneurs et du livre, depuis sa conception jusqu’à sa réception. C’est un lieu où l’on relie, où l’on grave, où l’on écrit, mais aussi, où l’on peut sentir les livres. C’est dans ce cadre qu’une exposition comme WREK NOT WORK a vu le jour, visant, à l’échelle des salles de la Wittockiana, à faire ressentir l’expérience de consultation bibliophilique des ouvrages. Il s’agissait d’exposer le projet de livre intitulé WREK de l’auteur-plasticien belge Olivier Deprez, de présenter donc un livre en construction. Deprez est un auteur de bandes dessinées apparenté au FRMK, plateforme centrale dans l’édition de la BD contemporaine dite indépendante. L’artiste a choisi le médium de la xylogravure, ou gravure sur bois, pour créer des images qu’il assemble afin de constituer ce qu’il nomme des « romans gravés », succession de vignettes en récit plus ou moins abstraites, plus ou moins ponctuées de textes. L’objet qu’il vise est assurément le livre bien que son langage soit – et demeure – pratiquement intégralement, l’image.
[1] G. Flaubert, Mémoires d’un fou. Novembre et autres textes de jeunesse, Paris, GF Flammarion, 1991, p. 104.