Quand l’obscurité s’abat sur le récit.
Iconicité, oblitération et engendrement
poétique dans l’œuvre de Jochen Gerner
Dans l’introduction du présent article, nous faisions état de frictions entre littérature et surface aniconique en tant qu’elles participent à une transmutation textuelle. Il y a lieu à présent d’insister sur le fait qu’avec TNT en Amérique, nous avons en réalité affaire à une double transmutation. Mais quelle est cette œuvre elle aussi générée par la surface aniconique et quelle en est la nature ? Glissée dans la couverture de l’album, laissée à l’état de feuille volante, s’impose à nous une grande page correspondant plus ou moins à un format A2, que le lecteur est tenu de déplier pour en avoir une vision d’ensemble. S’y révèlent, distribués sur trois colonnes, 62 quatrains séparés entre eux par de nouveaux pictogrammes, à leur tour obscurcis – 62 quatrains, c’est-à-dire exactement un quatrain par page du matériau-source.
En termes de composition, ces quatrains trouvent à se former au travers de deux procédures distinctes. Dans le premier cas d’espèce, un mot est sélectionné dans le corps de TNT en Amérique et connaît sa réplique ou sa reprise dans les quatrains, combiné avec d’autres mots prélevés sur la même page de Tintin en Amérique. Ce mot repris sur les deux versants de l’œuvre peut être considéré comme une sorte de survivant : il a en effet résisté à deux opérations de filtrage successives.
Le deuxième cas de figure est un peu l’inverse du premier. Un mot ou une locution du matériau-source n’est pas retenu dans le corps de TNT en Amérique, mais jaillit in extremis dans la trame des quatrains. En d’autres termes, le mot ou la locution en question passe directement de la fiction hergéenne au versant poétique de TNT, sans faire arrêt par le corps du volume.
Attardons-nous sur un exemple choisi au hasard, en l’occurrence le quatrain n°25, qui s’énonce comme suit :
Mon vieux est une galerie
Une caverne est l’issue
Mangeons le sol
Un petit morceau est Dieu.
Dans le premier vers de ce quatrain, le mot « galerie » a déjà fait l’objet d’une sélection dans le corps même de TNT en Amérique, alors que le sujet « mon vieux » est directement prélevé sur la première case de la page 25 de Tintin en Amérique (il s’agit en fait d’une réplique que Tintin adresse à Milou : « Que renifles-tu là, mon vieux Milou ? »)
Le deuxième vers obéit à un même type de composition hybride : le mot « caverne » apparaît à découvert sur la page 25 de TNT, cependant que la notion d’« issue » est prélevée sur la neuvième case de la page correspondante dans l’album d’Hergé (« Et voilà l’autre issue… », dit Tintin à Milou).
C’est le même principe qui régit la constitution du troisième vers : le mot « sol » survient déjà dans le corps de TNT, tandis que l’impératif « mangeons » est quant à lui extrait d’un phylactère apparaissant dans la treizième case de la page correspondante chez Hergé.
Quant au quatrième et dernier vers, il présente un cas de figure plus étonnant : « Dieu » est en effet surligné dans TNT, mais n’apparaît pas dans le matériau-source. Sans doute le mot provient-il d’une édition de Tintin en Amérique plus ancienne que celle dont nous disposons. Pour ce qui est de l’expression « un petit morceau », elle résulte d’un prélèvement opéré sur le même phylactère que l’impératif « mangeons » dans le vers précédent.
A bien y regarder, il semble que Jochen Gerner s’impose encore, s’agissant de ces quatrains, une contrainte supplémentaire. En règle générale, les mots sélectionnés et recombinés doivent en effet respecter l’ordre d’apparition qui est déjà le leur sur la planche correspondante dans le volume d’Hergé.
Composés sous la contrainte, ces 62 quatrains s’articulent sur des phrases très courtes et très simples en apparence, de type Sujet + Verbe + Complément ou assimilé. Le minimalisme revendiqué de la formulation se donne comme l’équivalent verbal du minimalisme qui, sur un plan iconique, caractérise les pictogrammes faisant escorte à ces quatrains. A certains égards, la morphologie des phrases que Gerner tire de Tintin en Amérique évoque des énoncés nucléaires tels qu’on pourrait en trouver dans des cours de français élémentaire ou de simples exercices d’analyse grammaticale (du type : « Pierre mange une pomme ») – mais évidemment affectés par divers détournements et autres torsions sémantiques ou rhétoriques. Pour le lecteur attentif, ces phrases semblent émaner d’un locuteur qui s’essaierait prudemment à parler ou à écrire de nouveau après que son rapport au langage a été dynamité et réduit en miettes ; un locuteur qui redécouvrirait les règles syntaxiques les plus fondamentales, c’est-à-dire tout ce qui avait été anéanti ou occulté dans le corps même du volume. Telles sont les deux tendances majeures qui s’affrontent dans TNT en Amérique : alors que, sur son versant verbo-iconique, l’œuvre consiste pour l’essentiel à démembrer et à pulvériser des énoncés, sur son versant poétique, elle vise avant tout, sur le mode du rapiéçage textuel, à recoller les morceaux, à renouer avec la phrase comme unité de sens, y compris sous ses formes les plus rudimentaires.
De Tintin en Amérique, Jochen Gerner tire donc, non pas une, mais deux œuvres à part entière. Ce qui l’a guidé dans ses recherches à la fois plastiques et verbales, c’est, non pas une image, mais bien la surface aniconique qu’il a entrepris de déposer sur chaque page du volume d’Hergé. Cette dernière aura de la sorte fait office de cache ou de tamis visuel à l’égard du matériau-source ; elle aura permis à Gerner, non seulement de dynamiter Hergé, mais aussi d’en offrir une manière de distillat poétique.