L’impact des légendes versifiées sur l’histoire
de la bande dessinée espagnole (1900-1970) :
parcours à travers les histoires en images des
magazines espagnols pour enfants

- Eva Van de Wiele
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Fig. 4. Villar, « Consecuencias del
amor
», 1904

Fig. 5. Res, « La leyenda del
castillo
», 1915

A la recherche de légendes versifiées dans les magazines espagnols pour la jeunesse de 1900 à 1930

 

Dans quelle direction s’orienta alors la bande dessinée espagnole ? Les aleluyas constituèrent l’une des premières lectures récréatives des enfants espagnols, faites d’images et de courts textes. Leur transmission se perpétua de générations en générations, puisqu’elles furent rééditées, pendant des dizaines d’années, dans les magazines pour la jeunesse. Par exemple, Monos (1904), Dominguín (1915-1916), TBO (1917), Pulgarcito (1921), Caperucita (1924), Alegría (1925) et Pinocho (1925) reprirent leur modèle et l’intégrèrent dans leurs pages. D’autres périodiques tels que La Mainada (1921) ou Boliche (1936) republièrent les imprimés populaires sous la forme de suppléments [42]. Vraisemblablement, en raison de ces rééditions et du fait que les tebeos visèrent surtout les jeunes lecteurs, les légendes (versifiées) qu’ils contenaient restaient fidèles au format de certaines aleluyas [43].

En France, l’usage de la bulle se généralisa dans les années 1930 [44], voire, chez certains auteurs comme José Cabrero Arnal [45], les années 1950. Il semble qu’en Espagne, l’influence de ces légendes dura plus longtemps. Les anciennes aleluyas versifiées ont laissé un souvenir vivace qui perdura au-delà des années 1960. Bien qu’elles détonnaient par rapport à la tendance dominant ces années-là, les légendes versifiées remontant aux années 1910 et 1920 constituaient une « réminiscence médiatique » [media memory] [46] qui persista jusqu’aux années 1970. En d’autres termes, le processus mémoriel enclenché par la lecture d’un certain genre, humoristique, de bandes dessinées dotées de légendes versifiées présente au lecteur un niveau interprétatif supplémentaire. Incorporant et réélaborant une forme bien identifiée, les légendes versifiées, en rappelant des lectures d’enfance, stimulent, chez le lecteur adulte des années 1960 et 1970, des associations et connotations affectives [47]. La reconnaissance de la forme des légendes versifiées provoque « la joie douce-amère du souvenir nostalgique » [48]. Ainsi, l’usage de ces légendes ne se réduit pas à un conservatisme ou à un archaïsme, il charge les bandes dessinées d’une dimension ironique et nostalgique, en rappelant des strates de son histoire.

J’ai trouvé des légendes versifiées dans le magazine Monos, publié à Madrid à partir de 1904 et qui rassemblait des contenus variés : « des dessins, des caricatures, des activités pour le temps libre, des concours, des devinettes, des curiosités » [49], ainsi que des séries de bande dessinée telles qu’une version muette du comic strip américain Foxy Grandpa : Las travesuras de Bebé (déjà mentionnée plus haut). Alors que cette série présentait au lecteur des planches muettes de six cases, dans lesquelles un bébé tentait de jouer des tours à un grand-père rusé, des bandes dessinées sentimentales de la même publication comportaient des légendes versifiées (fig. 4). Cet emploi, par des séries appartenant encore aux débuts de la bande dessinée espagnole, dénote une stratégie directement héritée des aleluyas sentimentaux. Toutes les deux cases, les légendes successives forment un cuarteto composé de quatre versos de arte mayor, soit quatre vers de onze syllabes (hendécasyllabes) avec des rimes embrassées (ABBA). Le choix métrique du cuarteto, plutôt que du distique, ne dénote pas une prise de distance avec les aleluyas. Comme l’a noté Antonio Martín [50], ceux-ci pouvaient aussi bien contenir des tercets ou des quatrains, voire de plus longues strophes.

Un second magazine qui opta pour des légendes en prose ou en vers fut Dominguín. L’hebdomadaire humoristique, lancé en 1915 par le rédacteur en chef José Espoy, n’eut qu’une année d’existence, mais il fut la première publication espagnole à fonder son identité éditoriale sur le neuvième art [51], dans la mesure où il dédiait entièrement ses quatre pages à la bande dessinée. Le magazine espagnol copiait en grande partie Corriere dei Piccoli, en publiant des bandes dessinées en couleurs dans un grand format, avec une haute qualité d’impression, et en accueillant des bandes publicitaires (une innovation introduite par l’hebdomadaire italien). Comme son modèle, Dominguín présentait de temps en temps des personnages récurrents, il employait des artistes prometteurs, tels que Donaz ou Opisso qui travaillèrent plus tard pour TBO, et surtout, il imitait les légendes versifiées de Corriere dei Piccoli. L’exemple ci-contre (fig. 5) comprend à nouveau des cuartetos, bien que ces quatrains présentent cette fois des rimes croisées (ABAB) et qu’ils mêlent des hendécasyllabes (arte mayor) à des octosyllabes (arte menor).

A la différence des exemples atypiques présentés au début de cet article, Dominguín avait adopté le format américain des Sunday pages de comic strips, avec leurs couleurs chatoyantes, et, bien qu’il introduisit des héros sériels pour fidéliser son lectorat (adaptant notamment le personnage de cinéma Charlot [52]), il refusa la nouveauté que représentait la bulle. Même si Dominguín constituait un cas isolé dans le paysage de la bande dessinée espagnole des années 1910 et 1920, en raison de son grand format et de son impression entièrement en couleurs, il dotait ses bandes dessinées de blocs de textes (parfois copieux) sous les images, comme le faisaient la majorité des tebeos concurrents. Cependant, en raison de son prix élevé, et de l’effet de bizarrerie que la publication produisait, elle n’eut qu’une brève existence (seuls vingt numéros furent publiés) et elle ne suscita pas d’imitation [53].

Convaincus du potentiel de la presse à bon marché auprès d’un lectorat dont le niveau de lecture s’améliorait, les éditeurs barcelonais investirent dans la lecture récréative, mais selon une formule différente de celle de Dominguín. TBO (1917-1998) et Pulgarcito (1921-1986) furent les tremplins de ce nouveau type de divertissement destiné, à partir des années 1920, à de nouvelles générations d’enfants espagnols. Les tebeos publiés par TBO et Pulgarcito rappelaient les contenus  distrayants de Dominguín, mais ils rompaient avec son ton didactique et ils abandonnaient presque totalement les vers rimés. Une raison de ce refus pourrait être que l’humour de ces magazines reposait davantage sur l’image que sur le texte, comme Anne Magnussen [54] en a émis l’hypothèse. Une autre explication serait que Pulgarcito joua un rôle décisif dans l’adoption progressive de la bulle en Espagne, alors bien établie dans d’autres pays [55]. Les premières bulles de la bande dessinée espagnole remonteraient à avril 1892, dans une bande dessinée de Ramón Escaler parue dans le numéro 18 de La Semana Cómica. Dans les années 1900, des artistes comme Atiza utilisaient des bulles dans leurs vignettes [56]. Néanmoins, même TBO et Pulgarcito faisaient encore usage de légendes, comme le montre la figure 6, datant de 1921 [57]. Je n’ai pas eu accès aux pages intérieures des numéros de Pulgarcito. Toutefois, dans le cas de TBO, j’ai pu observer des légendes versifiées sur différentes pages, aussi bien dans le premier numéro (qui présentait, en page 4, un récit intitulé « Una excursion disastrosa » [Une excursion désastreuse], légendé avec des cuartetos) que dans des numéros ultérieurs. Par exemple, le numéro 184, paru durant la cinquième année du magazine, contient le récit « El cerdo y el ovillo » [Le cochon et la pelote de laine], en page 5 et dont les images sont légendées. Certains auteurs, comme Méndez Álvarez, utilisaient des vers rimés pour souligner l’humour visuel, comme c’est le cas dans « El origen del boa » [L’origine du boa], en page 5 du numéro 185, dans lequel quatre vers d’arte menor avec des rimes embrassées (ABBA) forment des redondillas. En adoptant un schéma de rimes qui évoque l’idée même du boa, comme accessoire vestimentaire porté autour du cou pour se protéger du froid, les légendes versifiées soulignent le thème qui donne son titre au récit graphique.

 

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[42] Ibid.
[43] A la suite des travaux d’Antonio Martín, je ne prétends pas que les aleluyas étaient les seuls ancêtres de la bande dessinée en Espagne, d’autant plus qu’elles ne développaient pas, en général, de narration séquentielle ou de continuité entre les images. Elles faisaient néanmoins partie des imprimés illustrés (comme les images à découper ou les cartes postales) qui diffusaient des contenus visuels auprès d’un public de masse. En outre, leurs formes n’apparaissent pas tellement éloignées de la bande dessinée, en regard de la mise en page éclatée des premiers tebeos, qui rassemblaient des gags sur un même thème, sans développer une narration réellement séquentielle, continue. Pour une étude de ces tebeos, à travers les publications de Méndez Álvarez dans TBO tout au long des années 1920, voir Eva Van de Wiele, « Méndez Álvarez’ Graphic Attractions during TBO’s Phase Foraine (1917-1928) », Cuadernos de Cómic, n° 14, 2020, pp. 62-108.
[44] Benoît Glaude, La Bande dialoguées, Op. cit., pp. 201-236.
[45] Henri Garric, « Bulle », dans Thierry Groensteen (dir.), Le Bouquin de la bande dessinée. Dictionnaire esthétique et thématique, Paris, Robert Laffont, 2020, p. 109.
[46] Maaheen Ahmed, « Children in Graphic Novels : Intermedial Encounters and Mnemonic Layers », Etudes Francophones, vol. 32, 2020, p. 129.
[47] Maaheen Ahmed, « Neil the Horse and Suppressed Comics Memory: Dolls, Funny Animals, and Entertainment Work », dans Brannon Costello et Brian Cremins (dir.), The Other 1980s : Reframing Comics’ Crucial Decade, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 2021, p. 54.
[48] Ibid.
[49] María Dolores Saíz et María Cruz Seoane, Historia Del Periodismo En España, Madrid, Alianza, 1983, p. 196.
[50] Antonio Martín, « Las Aleluyas, primera lectura y primeras imágenes para niños en los siglos XVIII-XIX. Un antecedente de la literatura y la prensa infantil en España », Espéculo, vol. 47, 2011 (en ligne. Consultée le 20 septembre 2021).
[51] Anne Magnussen (dir.), Spanish Comics: Historical and Cultural Perspectives, Oxford, New York, Berghahn Books, 2021, p. 19 ; Antonio Martín, Historia del comic español : 1875-1939, Op. cit., pp. 58-59.
[52] Paco Baena, Tebeos de Cine, Op. cit., p. 28.
[53] Anne Magnussen (dir.), Spanish Comics, Op. cit., pp. 19-20.
[54] Ibid.
[55] Ibid.
[56] Manuel Barrero, « Orígenes de la historieta española, 1857-1906 », art. cit., p. 38.
[57] Parmi les couvertures de la première année de Pulgarcito (en ligne), plus précisément celles des cinquante-trois premiers numéros (du 4 juillet 1921 au 2 juillet 1922), trente-six (1-24/27-36/41-42) contiennent de copieuses légendes en prose sous chaque image, pour seize (25-26/37-40/43-52) comprenant des vignettes légendées en vers, tandis que la dernière (53) fait suivre une planche muette d’un court texte.