La Fontaine en images
Préface

- Olivier Leplatre
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La Fontaine semble appartenir à tous les styles, toutes les manières, toutes les modes. C’est d’une analyse proche qu’a pu partir l’incroyable projet conçu par Félix-Sébastien Feuillet de Conches : réunir une collection mondiale d’images des Fables (et de quelques autres pièces), une « sorte de musée de tous les peintres et dessinateurs », comme il le précise lui-même. L’ambitieuse entreprise débouche, dès 1831, sur un ensemble d’une centaine de dessins sous forme de petites vignettes. Plus de quarante artistes européens signent ce premier recueil d’illustrations qui témoigne, à partir des fables de La Fontaine, de l’état de l’art à cette époque. Sur un plan plus large, le long temps de l’histoire de l’illustration des Fables fait apparaître des tendances profondes mais aussi nombre d’inflexions, d’orientations et de choix dus aux différences d’approche du texte, aux bouleversements techniques, aux codes muables de l’image et de l’édition avec figures et certainement aux évolutions de la sensibilité. Mais l’œuvre traverse les époques, croise, par-delà les âges, les imaginaires, eux-mêmes complémentaires ou conflictuels, de moments historiques et d’artistes singuliers.

Les textes de La Fontaine, Directoire ou Belle Epoque, romantiques ou symbolistes, peuvent être passés au lavis ou incisés à la pointe sèche, s’élargir en scènes sublimes creusées d’ombres profondes (Gustave Doré), se dissoudre, presque liquides, en récits de rêve (Gustave Moreau), animer de petites séquences enchaînées (Benjamin Rabier), se prêter au dessin de presse ou à la caricature d’actualité (Mass et Collot en 1939)… Imprimés au Japon en 1894, sur papier de soie, ils sont épelés en estampes aérées, vides emplis d’animaux et rehaussés de fines nappes bleutées. Intarissable figurabilité d’une œuvre après laquelle courent les images parce qu’elles y trouvent d’exceptionnelles expériences à mener : leurs prises, qui s’affranchissent parfois de la lettre du texte pour mieux en révéler l’esprit, rendent hommage à un univers qui, aussi méticuleusement achevé soit-il, ne laisse pas d’inviter à la représentation dans la mesure même où il est d’abord le fait d’une intensité sensible, susceptible de trouver sa résonance chez d’autres artistes.

Il est cependant difficile de se déprendre de ce doute que les textes d’un grand écrivain nous en diront toujours davantage, qu’à un certain degré de subtilité, le langage littéraire reste irréductible au visible et que chaque image qui tente de montrer la fiction, ou plus modestement, de témoigner d’elle, n’en dépose qu’une trace insatisfaisante et certainement provisoire. Il en va ainsi des vignettes mentales qui affleurent en nous dès que nous revenons aux textes : en même temps que nous découvrons encore quelque chose de neuf que nous n’avions pas aperçu jusque-là ou même lorsque nous prenons plaisir à retourner à ce que nous avons déjà goûté, à chaque fois, de nouvelles images surgissent et d’anciennes sont modifiées. L’illustration, pour ne prendre que ce régime iconique historiquement attaché aux fables, ne serait qu’une figure, une posture ou un geste de l’imagination, un « petit pan » de ce que nous-mêmes, en lisant, parvenons à lever sur l’écran de notre for intérieur.

Mais, belle infidèle, l’image nous étonne aussi d’exister si bien. Car alors que nous doutons de son aptitude à nous faire voir un texte, et finalement de sa nécessité, l’image nous séduit par ses ressources propres, par le talent que les artistes ont mis à façonner leurs œuvres (ils sont nombreux et parfois parmi les plus célèbres à s’être essayés à l’exercice esthétique des Fables). Les images des textes tiennent aussi miraculeusement en elles-mêmes, naissant seulement d’une poignée de traits, d’un peu de couleur quand elle est possible. Les gravures de Chauveau ne découpent qu’un copeau de quelques centimètres carrés ; elles sont uniques pourtant, par-delà la reproduction mécanique des éditions.

Surtout, dès qu’une image vient doubler le texte, par un de ses aspects, sous l’un de ses angles (ce sont toujours des perspectives), et qu’elle le transpose « en son langage », une lecture se déclare, elle-même plurielle, nuancée, infiniment relancée si l’image est réussie, si elle a trouvé l’équilibre de s’exprimer par les moyens qui lui appartiennent et de parler au nom du texte, si elle a su se situer au croisement, au point de tangence des deux univers de l’imagination active. Par l’image, révélée comme sa métaphore vive qui le redécrit (Paul Ricœur), le texte prend alors un autre tour : ce biais fécond ne saurait déplaire à La Fontaine qui a fait du détour son mode essentiel d’écriture et d’approche du monde. Telle fable, tel conte profite de son passage, révélé dans le bain de l’image, par un autre régime de la sensibilité et de la création, apparaîtra visuellement identique et différente, comme neuve alors même qu’il s’agit de la représenter après bien d’autres. Sous les lambris rococos et dans les parcs à tritons d’Oudry, la fable pourrait se sentir dénaturée, décontextualisée, trahie ; sertis comme des gemmes dans les resplendissants décors orientaux de Gustave Moreau, les animaux pourraient ne pas se reconnaître. Il n’en est rien pourtant car il entre dans ces anachronismes plastiques – et plus encore quand ils vont au bout de leur audace – des bifurcations du sens ou des formes de dévoilements inattendus qui éveillent la lecture à elle-même ou confirment plutôt, en en donnant des extraits, l’inépuisable du texte.

 

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