L’attachement de La Fontaine au couple de l’écriture et de l’image est dialectique. Il ne les envisage pas l’une sans l’autre, amies et concurrentes, à l’instar de ces deux sœurs querelleuses, blonde et brune, que Félibien, s’appropriant l’intarissable dispute des arts, oppose dans son Songe de Philomathe. Mieux, La Fontaine pense l’écriture et l’image l’une contre l’autre, dans tous les sens de ce contact. Voilà pourquoi il a souhaité que ses fables soient rehaussées par les dessins de François Chauveau : à leur orée, sur leur bord, en ce lieu transitionnel aménagé avant le titre et les premiers vers, elles autorisent le lecteur à confronter le texte et sa transcription visuelle ; il y trouve de quoi accroître son plaisir et stimuler son intelligence interprétative.
Il est ainsi des moments où La Fontaine appelle comme spontanément l’image : il lui offre sa matière et il l’appréhende comme le prolongement nécessaire, suggestif, enrichissant de ses fictions. Un trait, un détail, une attitude, un geste, une scène attirent l’image, engendrée par la faculté de voir ou de revoir le monde mentalement, et tentée par le souhait de le réinventer. Grâce aux moyens que les figures du langage fournissent à l’écrivain, le texte s’emploie à engager le visible, à le désirer, autant dans l’esprit du créateur que dans celui du lecteur chargé de relayer la sollicitation des images et de les actualiser, au diapason de sa sensibilité. Dans les fictions mêmes, il ne manque pas de personnages qui s’étonnent d’une image, réelle ou inventée, qui y portent le regard avec curiosité, éblouissement, concupiscence ou délectation : dans le palais de Cupidon, Psyché est étourdie par le spectacle incessant des œuvres qui se dressent devant elle ; elle devient le guide d’un lecteur invité, lui aussi, à visiter la somptueuse galerie du texte ; Acante – le nom d’emprunt de l’écrivain – découvre avec un tel enthousiasme les collections enchantées du « musée » de Vaux qu’il ne saurait dire s’il contemple un tableau de Charles le Brun ou si, grâce à la capacité imageante de sa vision, il fait lui-même sourdre du paysage une belle endormie toute semblable à une peinture, née des virtualités de la nature esthétisée.
Le principe même de la fiction, telle que l’écrivain ne cesse de la théoriser, c’est-à-dire susceptible de pénétrer la pensée tout en sollicitant les sens pour les réjouir, s’appuie sur la force figurale de l’écriture qui sert son dessein. Le déchiffrement du récit, exigé par la finalité de la fable ou du conte, passe par la médiation du regard : voir est aussi un verbe de l’intellection, du déchiffrement lucide, des révélations qui éclairent l’âme.
Pourtant, en d’autres circonstances, l’écrivain conteste l’image, il la défie, expose ses insuffisances, dénonce ses limites, apprécie surtout ses états d’indétermination et d’inachèvement. Il se dit persuadé que la plume va plus loin que le pinceau : « Seule j’expose aux sens ce qui n’est pas sensible » [6], confirme l’allégorie de la Poésie, fière de sonder les confins du visible. C’est d’abord en rivaux que les arts sont destinés à se regarder.
Aussi La Fontaine ne décrit-il pas Versailles ou Vaux, il les voit à peine, il ne convie pas davantage à admirer ce qu’ils sont. Il les recrée ou il les anticipe, profitant de cette chance qu’ils ne sont pas encore terminés. Grâce à ce hasard, il se sent beaucoup plus libre de les modeler à sa guise. Les bassins ou les grottes de Versailles, baignés d’eau, ne le contentent pas sous l’apparence qu’ils ont ou vont avoir : circonscrite, ordonnée, géométrisée. Dès qu’il les envisage, l’écrivain ne manque pas de les animer, de les faire copieusement déborder par l’élément mobile, cette eau qui les emplit. En poète, il lui est facile de la charger de plus d’énergie pour la faire éclater comme un feu d’artifice et la lancer à grands jets contre la résistance des espaces et des matières.
Aux yeux de La Fontaine, l’imagination est le haut lieu de l’écriture, mais cette faculté, qui est prioritairement une réserve de possibles, vise moins à cerner des contours, à arrêter des visions ou à fixer des couleurs qu’à projeter des forces travaillant infiniment des formes et, sur le plan abstrait, qu’à renouveler sans discontinuer la signification et, en conséquence, l’action vivante de penser. Selon l’écrivain, qui toujours cligne un peu des yeux face au monde, l’imagination est visualité autant que visibilité : d’elle, l’écriture attend une double intention de dévoilement et de métamorphose ; elle y puise le profit d’accéder à la vérité des apparences mais aussi la prudence de saisies extrêmement provisoires qu’ose le regard sur les choses. Ainsi, elle accepte et respecte leur opacité en percevant en elle le bonheur d’accéder à de nouvelles ressources sensibles et le soulagement d’éviter la fascination vaine et parfois dangereuse ou l’aliénation ultimement narcissique à la folie de voir (c’est la leçon de Psyché).
Le lien noué dès l’origine de l’œuvre entre textes et images se double de notre sentiment mêlé face au vertige visuel auquel les textes de La Fontaine, principalement ses apologues et ses contes, ont pu donner naissance. Car d’un côté, nous sommes admiratifs de l’incitation figurative des fables par exemple, si suggestives qu’elles semblent inépuisables à imager sous des formes aussi hétéroclites que la peinture d’atelier ou l’étiquette publicitaire en passant par les innombrables albums d’illustrations ou les produits, eux-mêmes forts divers, de l’art décoratif (tapisseries d’Aubusson, dossiers de siège, assiettes et tasses, paravents…). C’est toute l’histoire de l’image, incluant le cinéma (Stanislas Starewitch) ou la mise en scène la plus contemporain (Robert Wilson) que parcourt celle de la mise en images des fables.
[6] La Fontaine, Le Songe de Vaux, éd. cit. p. 117.