Les symbolistes face à l’illustration
- Rivka Susini
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Fig. 8. A. Gide et M. Denis, Le Voyage d’Urien, 1893
Fig. 9. O. Redon, « Un Homme
du peuple », 1887
Ce rapport d’égalité entre d’un côté l’illustrateur (l’image) et de l’autre l’auteur (le texte) culmine avec la réalisation des illustrations de Maurice Denis pour Le Voyage d’Urien d’André Gide [28]. Sur la page de titre, on ne trouve ni le terme d’« illustration », ni celui de « composition » ou d’« interprétation ». Les deux noms d’André Gide et de Maurice Denis sont écrits ensemble sur la même ligne, avec la même typographie (fig. 8). Anne-Marie Christin, dans son article intitulé « Un livre double : Le Voyage d’Urien par André Gide et Maurice Denis (1893) » [29] précise que cette mise en page spécifique était souhaitée par l’auteur lui-même. Ce dernier écrit ainsi à Denis : « Cela ne vous plaît-il pas plus que “illustration de etc.” ? Car enfin c’est une collaboration, et ce mot d’illustration semble indiquer une subordination de la peinture à la littérature qui me scandalise » [30]. Ce mot en effet ne suffit plus, il est trop connoté et rappelle la confrontation traditionnelle entre le texte et l’image. Au sujet des réalisations illustrées d’Odilon Redon et de Maurice Denis, André Mellorio, dans un article portant sur « L’Illustration nouvelle », préfère ainsi parler plutôt d’« union » et de « concordance » [31].
Une redéfinition de l’illustration par les artistes symbolistes
Le terme d’« illustration », trop souvent connoté de manière péjorative, est donc rejeté par certains artistes symbolistes qui vont alors définir de nouvelles expressions. Cette resémantisation est profondément liée à la conception artistique qu’ils ont de ce genre. Ainsi, chez un artiste comme Odilon Redon, le terme d’« interprétation » dévoile une vision renouvelée, celle d’une image émancipée et autonome. Pour lui, il s’agit de défendre, comme il l’écrit, « non la servilité, ni même un accommodement large, mais bien un parallélisme corrélatif » [32]. Jules Destrée, réalisant le catalogue de son œuvre lithographique, évoque dans un même sens la distance par rapport au texte et tout l’« arbitraire » de ses réalisations [33]. En effet, Redon, bien loin de reproduire le texte en images va rendre compte des impressions qu’il en a reçues. Cette lecture d’artiste, où il introduit sa mythologie personnelle, l’amène à réutiliser des motifs déjà préexistants dans son œuvre. Ainsi, pour Le Juré d’Edmond Picard, lorsqu’il illustre la légende « un homme du peuple, un sauvage passe à côté de la voiture qui emmène le condamné », il va réemployer une composition antérieure au projet, adaptée ici à sa nouvelle destination [34] (fig. 9). Cette distance prise par rapport au texte libère sa création de toute entrave et donne à ses interprétations une place de choix dans l’ensemble de ces créations.
Quant à Maurice Denis, il explicite sa définition de l’illustration dans Définitions du néo-traditionnisme en écrivant qu’il souhaite « trouver cette décoration sans servitude du texte, sans exacte correspondance de sujet avec l’écriture ; mais plutôt une broderie d’arabesques sur les pages, un accompagnement de lignes expressives » [35]. Cette explication de l’artiste nous éclaire sur les réalisations du Voyage d’Urien qu’il semble avoir conçues comme des « évocations d’une vision, d’une émotion » [36], à la manière dont Gide lui-même conçoit la description des paysages de ce voyage, indissociable d’une émotion. Les images de Denis troublent parfois le lecteur et témoignent en réalité du rapport personnel du peintre au texte. La première vignette introductive agit par exemple comme un « leurre » : derrière une vitre, une sorte de fantôme d’Urien se tient de profil devant une fenêtre laissant voir un sous-bois peuplé de personnages immobiles (fig. 10). Le décor et l’environnement choisis et développés par Denis ne sont absolument pas liés aux descriptions du texte de Gide, qui situe l’intrigue dans des paysages marins (« les hautes roches s’étant ouvertes, une mer azurée s’est montrée » [37]). Par le biais de cette interprétation, l’artiste développe un univers qui lui est propre et qui n’entretient pas de lien apparent avec le texte. En réalité, il s’agit bien ici d’un processus spécifique à son art. L’image et le texte s’accompagnent mutuellement mais ne se confondent pas. Comme le note Andreea Apostu dans un article consacré à Maurice Denis et l’illustration : « Il n’y a pas d’immixtion, seulement de suggestion, comme point d’attache et de communication » [38].
Ces deux artistes, Odilon Redon comme Maurice Denis, ont tous les deux participé à une évolution de la conception de l’illustration à leur époque et refusé chacun à leur façon l’emploi du terme usuel. L’expression reste cependant utilisée dans la majorité des ouvrages. Si certains symbolistes la tolèrent, c’est parce qu’ils en adaptent le sens, comme c’est le cas pour Carlos Schwabe. L’image devient au sein de l’ouvrage un véritable discours à part entière et apporte au texte une dimension nouvelle [39]. Dans ses réalisations pour Le Rêve de Zola, Schwabe fait en sorte qu’Angélique, une jeune orpheline éperdument amoureuse de Félicien, fils d’un évêque promis à une autre, soit souvent accompagnée d’un cortège de saintes, lesquelles ne figurent pas dans le texte. L’intérêt fort de l’artiste pour la figure d’un ange de la mort rassurant, aux ailes en forme de faux, déjà développée dans des œuvres antérieures [40] se retrouve par exemple dans l’illustration intitulée Angélique évanouie (fig. 11). Pour Schwabe, l’artiste doit poursuivre toute sa vie l’Idéal et révéler au plus grand nombre les vérités cachées du monde [41]. Il répugne donc à utiliser ce qu’il considère comme des facilités employées par les artistes de son temps. Dans une lettre à Madame Gabriel Séailles, il critique ainsi le travail de certains illustrateurs :
Je ne puis continuer à lutter avec les illustrateurs qui sont vis-à-vis de l’artiste ce que le journaliste est en regard de l’homme de lettres. (…) ce genre de travail (…) devient déplorable et affreusement usant pour tous ceux qui n’ont en face de l’art que leur sincérité et non ce don de l’à peu près [42].
S’il semble ici discréditer le métier d’illustrateur, Schwabe ne cherche en vérité qu’à mieux mettre en valeur celui d’artiste qui peut sans contradiction réaliser des illustrations pleinement ancrées dans l’idéal artistique qu’il poursuit.
Dans son ouvrage intitulé Souvenirs d’un marchand de tableaux, Ambroise Vollard raconte l’anecdote suivante : un jour, alors qu’il demande à un amateur de Maurice Denis s’il possède un de ses ouvrages illustrés, ce dernier lui répond sèchement qu’il fait partie des « Cent bibliophiles » et que les peintres ne sont pas des illustrateurs [43]. Pour cet amateur, les libertés de l’artiste ne permettent pas la réalisation d’une véritable illustration. Ce préjugé tenace, qui enferme l’image dans un rapport d’asservissement vis-à-vis du texte, est profondément remis en cause par l’illustration symboliste.
L’analyse des termes utilisés dans les pages de titre d’ouvrages du symbolisme a révélé la diversité de l’emploi du terme d’« illustration » et ses variations proposées par les artistes. Les différentes conceptions illustratives au sein du symbolisme ont affirmé la présence de points communs, permettant de mettre en valeur une autonomisation de cet art. Comme l’écrit Dario Gamboni, « la vogue du symbolisme contribue (…) à répandre dans les années 1890 une pratique de l’illustration comme interprétation » [44]. Loin de faire « acte d’allégeance » [45] à la littérature, l’illustration symboliste semble mettre en avant l’acte du créateur. Dans son rejet du réel, le symbolisme s’oppose aussi à la narration et, en outre, sa position elliptique par rapport au texte lui permet de prendre une certaine distance. Lieu oscillant entre contrainte et liberté, entre intimité et découverte, cette nouvelle illustration émergeante au XIXe tend donc vers une remise en question des rapports traditionnels entre le texte et l’image.
[28] A. Gide, Le Voyage d’Urien, Paris, Librairie de l’art indépendant, 1893.
[29] A.-M. Christin, « Un livre double : Le Voyage d’Urien par André Gide et Maurice Denis (1893) », Romantisme, n°43, 1984, pp. 73-90.
[30] Lettre inédite, s. d., fonds Maurice-Denis cité dans A.-M. Christin, « Un livre double… », art. cit., p. 74.
[31] A. Mellerio, « L’illustration nouvelle », L’Estampe et l’Affiche, n° 6, 15 août 1897, pp. 157-158. Voir J.-N. Illouz (dir.), Romantisme, n° 184 (« L’Hymen des arts »), Paris, Armand Colin, 2019/2.
[32] P. Kaenel, Le Métier d’illustrateur, Op.cit., p. 214 et A. Mellorio, Odilon Redon, peintre, dessinateur et graveur, op. cit., pp. 114-115.
[33] J. Destrée, L’œuvre lithographique de Odilon Redon, catalogue descriptif, Bruxelles, Deman, 1891, p. 39.
[34] D. Gamboni, La Plume et le pinceau…, Op. cit., p. 179 et A. Mellerio, Odilon Redon, peintre, dessinateur et graveur, Op. cit., p. 127.
[35] M. Denis, « Définition du néo-traditionnisme », dans Théories 1890-1910. Du Symbolisme de Gauguin vers un nouveau classicisme, Paris, L. Rouart et J. Watelin, 1920, pp. 10-11.
[36] A.-M. Christin, « Un livre double… »,art. cit., p. 75.
[37] A. Gide, Le Voyage d’Urien, op. cit., p. 2.
[38] A. Apostu, « Maurice Denis et l’art de l’illustration : de l’"ancien missel" à un nouveau langage décoratif », Textimage, no 5, printemps 2016, p. 4 (consulté le 12 juin 2020).
[39] Au sujet des illustrations du roman Le Rêve, le critique Gustave Soulier rapporte qu’Emile Zola « s’étonnait un jour de voir exprimer par l’illustration tant de choses qu’il ne se souvenait pas d’avoir mises dans son livre ». G. Soulier, « Carlos Schwabe », Art et décoration, vol. 5, 1er semestre 1899, p. 133.
[40] La Mort et le fossoyeur, 1895-1900, aquarelle et gouache sur esquisse à la mine de plomb sur papier, H. 0,75 m ; L. 0,555 m, Paris, Musée du Louvre, Cabinet des dessins, RF 40162.BIS, recto.
[41] R. Susini, Les Illustrations du Rêve d’Émile Zola par Carlos Schwabe, Mémoire de deuxième cycle, Paris, Ecole du Louvre, 2016, pp. 28-31.
[42] Lettre à Madame Gabriel Séailles, s.d. Cité dans J.-D. Jumeau-Lafond, Carlos Schwabe : Symboliste et visionnaire, Paris, ACR, 1994, p. 178.
[43] A. Vollard, Souvenirs d’un marchand de tableaux, Paris, Albin Michel, 1937, p. 307. Cité dans J. Guignard, Maurice Denis : illustrateur, cat. exp., Bibliothèque municipale, Tours, 25 juin - 1er octobre 1966, [s.l.], [s.n.], 1966, p. 15.
[44] D. Gamboni, La plume et le pinceau…, Op.cit., p. 186.
[45] D. Gamboni, « Le Symbolisme en peinture et en littérature », Revue de l’art, 1, vol. 96, 1992, pp. 2-23, p. 20.